Michel Debroux : « En matière d’aides d’État, la réaction a été massive et rapide, et demain, quelles (r)évolutions ? »

Michel Debroux (cabinet DS Avocats), avocat spécialisé en droit de la concurrence et membre des barreaux de Paris et de Bruxelles, enseignant aux Universités Paris Nanterre et Panthéon-Assas, revient pour nous sur les conséquences de la crise du Covid-19 sur le droit de la concurrence.

 

  • De quelle manière la crise du Covid-19 impacte-t-elle la régulation concurrentielle ?

Vaste question … Comme tout choc, la crise sanitaire extrêmement brutale que nous traversons et qui s’est muée en quelques semaines en une crise économique majeure, a des effets immédiats et déjà spectaculaires, mais elle en aura d’autres, sans doute plus importants, à moyen et long terme. 

En matière d’aides d’État, on a assisté à une réaction extraordinairement rapide et massive. À peine une semaine après la déclaration de l’OMS qualifiant de pandémie la crise du Covid-19, la Commission a adopté un encadrement temporaire assouplissant considérablement les contraintes pesant sur les États membres en matière d’aides d’État. En même temps le Conseil européen suspendait, pour la première fois, les règles de discipline budgétaire interdisant aux États membres un déficit public supérieur à 3 % du PIB.

Résultat : tous les records ont été battus, non seulement en termes de rapidité, mais aussi d’ampleur des mesures autorisées : à la mi-mai, après avoir déjà amendé par deux fois l’encadrement temporaire, la Commission a adopté 120 décisions couvrant 160 mesures nationales pour un montant total de près de 2000 milliards d’euros. C’est d’ailleurs l’asymétrie dans l’ampleur des moyens déployés par les États qui pose aujourd’hui problème. Ce déséquilibre a entraîné la proposition franco-allemande du 18 mai, visant à permettre à la Commission d’emprunter 500 milliards d’euros, avec la garantie de facto des États, afin de financer des efforts de relance économique via le budget européen et au moyen de transferts massifs. Encore un tabou qui vient de sombrer.

Au-delà des aides d’État, l’impact à court terme est sans doute moins impressionnant dans d’autres branches du droit de la concurrence, car la Commission et les autorités nationales de concurrence ont répété leur profonde hostilité à ce qu’on appelle les cartels de crise. 

L’assouplissement des règles vaut pour les aides d’État, mais pas pour les principes de base du droit de la concurrence, hormis une tolérance très encadrée pour certaines coopérations entre des entreprises concurrentes pour réagir aux situations d’urgence (communication du 8 avril). De même, en matière de contrôle des concentrations, il est probable que l’on assiste prochainement à des décisions portant sur des rapprochements entre entreprises ou des prises de contrôle consécutives à la crise, mais je doute que les principes qui seront appliqués par les autorités de concurrence divergent fondamentalement de leurs doctrines habituelles, l’urgence mise à part.

En revanche, à plus long terme, il est possible que cette crise ait d’autres conséquences, moins visibles mais potentiellement plus déterminantes. On assiste par exemple à la résurgence d’un débat qui n’a jamais totalement disparu, mais qui revient en force. Il s’agit de la relation entre la politique de concurrence et la politique industrielle. Comment intégrer les objectifs poursuivis par le droit de la concurrence dans une politique industrielle qui n’aurait pas pour seul horizon le mantra du « bien-être du consommateur » ? Il est difficile de résumer en quelques mots un débat qui est à la fois technique et intensément politique, mais au risque de la simplification, on peut se demander si cette crise ne va pas accélérer la transition entre une période où la politique de concurrence était perçue comme une politique industrielle en elle-même, en faveur de la prise en compte d’autres impératifs, notamment dans le cadre de la transition écologique. En d’autres termes, après la fin de la période dominée par une vision sociale-démocrate (l’économie sociale de marché), terminée dans les années ’90, assiste-t-on aujourd’hui à la fin d’une période où une vision beaucoup plus libérale et dérégulatrice a prévalu ?

La Commission, longtemps réticente, voire carrément hostile, a entamé cette réflexion dans le cadre de son « Green Deal » annoncé en 2019, et plus encore dans ses propositions en faveur d’une nouvelle stratégie industrielle en mars 2020. Il y a dans ces deux initiatives beaucoup d’effets d’annonce et aussi quelques effets d’habillage, mais le seul fait que l’Union européenne n’ait plus peur de parler de politique industrielle est, en soi, un tournant.

  • Les mesures prises par la Commission européenne s’avèrent-elles efficaces ?

Il est trop tôt pour répondre avec certitude à cette question, mais on peut déjà dire que la rapidité de la réaction de l’Union en matière d’aides d’État a probablement évité le pire à court terme.  

  • À l’heure actuelle, comment assurer la subsistance d’un niveau de concurrence suffisant ?

Les règles de droit primaire qui gouvernent le droit européen de la concurrence n’ont, dans leur rédaction, pas évolué depuis le traité de Rome, il y a plus de 60 ans. À court terme, il n’est donc pas nécessaire de toucher à ces règles, même si le droit secondaire et plus encore la « soft law » peuvent évoluer, et vont d’ailleurs sans doute évoluer dans les prochains mois, notamment en aides d’État. 

Le rôle essentiel, surtout dans l’urgence, est et reste l’apanage des régulateurs, dont il faut s’assurer qu’ils appliquent ces règles en maintenant l’équilibre entre d’une part le respect des principes fondamentaux du droit de la concurrence, et d’autre part une adaptation aux contraintes de l’urgence et aux circonstances exceptionnelles que l’on vit. Tout semble indiquer que, pour l’instant, elles y parviennent. 

  • À l’image de l’Allemagne, certains États profitent pleinement de la flexibilité des aides d’État en investissant massivement dans leurs entreprises nationales. D’autres, plus en difficulté, ne disposent pas de la même marge de manœuvre financière. Quel est le risque de cette disparité sur le marché intérieur ?

Il est vrai que si les règles ont été assouplies pour tous les États, ces derniers n’ont pas tous les mêmes moyens financiers pour profiter de cet assouplissement. L’Allemagne notamment, a mobilisé des moyens colossaux, représentant la moitié des mesures d’aides autorisées par la Commission (à la mi-mai), alors qu’elle représente environ 22 % du PIB de l’Union. Dans ce domaine, le droit des aides d’État ne fournit aucun outil pour corriger d’éventuelles disparités car le Traité, s’il permet d’orienter et de contrôler les mesures de soutien public des États, ne fournit aucune base juridique à la Commission pour se prononcer sur les volumes cumulés des mesures en question, prises dans leur ensemble.  

D’autres outils doivent donc être mobilisés, et c’est précisément ce qu’il y a de remarquable avec la proposition franco-allemande du 18 mai, car elle consiste à mobiliser le budget européen lui-même, et donc tous les mécanismes de solidarité et de transferts budgétaires qu’il prévoit. Il faudra voir comment cette proposition, si elle est acceptée, sera concrètement mise en œuvre, mais c’est une initiative qui était impensable il y a encore quelques semaines.

  • La disparition d’entreprises, que cela soit par rachat ou simplement par dissolution, est prévisible. Faut-il s’efforcer d’éviter une concentration accrue des opérateurs économiques sur certains secteurs ?

Je ne sais pas s’il faut, par principe, tout faire pour éviter une concentration accrue des opérateurs dans certains secteurs dans les circonstances actuelles. La crise va faire disparaître les opérateurs les plus faibles, ce qui va probablement entraîner de toute façon un processus de concentration. Le droit des concentrations connaît bien ce phénomène, et peut en tenir compte via la notion de « failing firm defence », pour autoriser des rapprochements ou des fusions qui paraissent aboutir à des concentrations considérables. L’important est de contrôler ces rapprochements et d’imposer des conditions qui laissent subsister un espace concurrentiel suffisant.

  • La définition d’une souveraineté stratégique européenne concernant certains secteurs est-elle envisageable ?

C’est non seulement envisageable, mais sans doute, à mon avis, souhaitable. Mais comme toujours, le diable est dans les détails et tout dépendra de la substance que l’on met derrière les mots de « souveraineté stratégique ». Les 27 États membres n’ont certainement pas tous la même définition, et il faudra trouver des compromis. À mon sens, le droit de la concurrence ne peut pas être l’unique garant de cette souveraineté stratégique, tout comme il ne peut pas prétendre façonner les contours de cette souveraineté à l’aune de ses seules priorités.

Après des années d’inaction, l’Union vient de se doter d’un outil nouveau, un règlement sur le contrôle des investissements étrangers qui est entré en vigueur en avril 2019. D’autres mesures seront sans doute adoptées dans le cadre du Green Deal. C’est un champ nouveau qui s’ouvre et dont il est encore assez difficile de tracer les contours exacts.

 

Propos recueillis par Jazil Lounis                                                                          Photo © Léo-Paul Ridet

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