La répression de la fraude fiscale : un particularisme à toute épreuve ?

Avec l’aimable participation de Maître Eric Dezeuze

Par Thomas Arnoux et Nicolas Guilland

Le système de répression de la fraude fiscale en droit français se caractérise par un double cumul des procédures et des sanctions. En effet, un même contribuable peut être poursuivi et condamné pour les mêmes faits à la fois par le juge de l’impôt, qui validera les pénalités dites « fiscales » appliquées par l’administration, et par le juge pénal, qui pourra infliger une amende et d’autres sanctions telle qu’une peine d’emprisonnement.

Ces deux procédures suivent leur cours de façon autonome, le juge pénal n’étant jusqu’alors pas tenu de suivre une décision rendue préalablement par le juge de l’impôt, même lorsque celle-ci aboutit à une décharge totale ou partielle des pénalités fiscales, voire de l’impôt.

De plus, une autre particularité de ce cumul de procédures réside dans le déclenchement des poursuites pénales qui dépend exclusivement de la plainte déposée ou non par l’administration fiscale, après avoir recueilli l’avis de la Commission des Infractions Fiscales, communément appelé « verrou de Bercy ».

Ce régime atypique, dépossédant le ministère public de ses attributs naturels, date de la période de l’entre-deux guerres, marquée par des scandales financiers parmi les plus retentissants de la IIIème République et alors que l’Europe doit faire face à une grave crise économique, sociale et diplomatique.

Le parallèle avec notre époque est tentant, bien que simpliste. Les récentes affaires « Wildenstein » et « Cahuzac », du nom du marchand d’art et de l’ancien ministre du budget poursuivis pour fraude fiscale, se situent également dans un contexte social tendu et une crise budgétaire poussant le législateur à durcir le régime de répression de la fraude fiscale (l’amende pénale étant ainsi passée de 37 500 euros à 2 millions d’euros pour fraude fiscale aggravée en 2013).

Néanmoins, dès l’ouverture de ces procès médiatisés devant le Tribunal Correctionnel de Paris, la pertinence de ce système bicéphale a été remise en cause à travers le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

En substance, il a été demandé au juge constitutionnel de statuer sur la validité du cumul des sanctions « fiscales » et pénales prévues aux articles 1729 et 1741 du Code général des impôts, au regard du principe de nécessité des délits et des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Par la passé, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà rejeté cette question à travers son rôle de filtre, ce contrôle de constitutionnalité déguisé faisant ainsi barrage à toute critique sous l’angle constitutionnel.

Toutefois, la décision dite « EADS » du 18 mars 2015 rendue par le Conseil Constitutionnel marquait le renouveau du principe « non bis in idem » (droit à ne pas être jugé et puni deux fois pour les mêmes faits), rattaché au principe de nécessité des délits et des peines, sous l’influence directe de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (arrêt Grande Stevens c/ Italie, 4 mars 2014).

Au regard des critères d’application du principe dégagés dans la décision « EADS » relative au cumul de poursuites et de sanctions en matière de délit boursier (identité des faits réprimés, identité des intérêts sociaux protégés, identité de nature des sanctions, identité d’ordre de juridiction), la question pouvait légitimement se poser concernant la répression de la fraude fiscale, ce qui a conduit la Cour de cassation à abandonner son argumentaire classique justifiant le cumul par l’indépendance des procédures ainsi que la différence de nature et d’objet des sanctions.

Par la suite, deux autres QPC ont suivi pour élargir le champ de la remise en cause du système de répression de la fraude fiscale au cumul de sanctions pour des impôts relevant du juge administratif, donc d’un ordre de juridiction différent (contrairement aux procès Wildenstein et Cahuzac), et à l’opportunité des poursuites pénales revenant à l’administration (art. L228 du Livre des Procédures Fiscales).

Le particularisme du régime actuel de répression de la fraude fiscale se trouvait ainsi presque totalement mis à nu devant le juge constitutionnel.

Finalement, le Conseil constitutionnel a maintenu l’architecture actuelle du cumul des poursuites et des sanctions administratives et pénales en matière de fraude fiscale dans ses décisions n°2016-545 et 2016-546 rendues le 24 juin 2016 et ses décisions n°2016-555 et 2016-556 rendues le 22 juillet 2016, en l’assortissant toutefois de trois réserves.

Maître Eric Dezeuze, acteur majeur du procès « EADS » et actuel avocat de Guy Wildenstein, a accepté de répondre à nos questions pour décrypter les décisions du Conseil et leurs conséquences potentielles.

Nous aborderons les problématiques liées à ce particularisme à travers une approche dialectique, en cherchant à éclairer les zones d’ombre entourant les réserves énoncées dans les décisions susvisées à la lumière de la jurisprudence européenne, pour essayer de donner vie au « dialogue des juges » qui pourrait avoir lieu.

I.  Le maintien d’un système bicéphale aux contours incertains

Alors que le système actuel de répression de la fraude fiscale était sérieusement secoué par les quatre QPC évoquées plus avant, aucun des griefs soulevés n’est parvenu à renverser l’édifice, tant sur le plan des sanctions que sur le plan procédural (A). Pour éteindre l’incendie, le Conseil constitutionnel a posé trois réserves, qui peinent cependant à assurer la stabilité du régime et contribuent plutôt à obscurcir sa mise en œuvre (B).

A. Un particularisme réaffirmé en matière de fraude fiscale

Concernant le cumul des sanctions « fiscales » et pénales prévues aux articles 1729 et 1741 du Code général des impôts, le Conseil constitutionnel a répondu par la même argumentation aux trois QPC n°2016-545, 2016-546 et 2016-556 dans ses décisions des 24 juin et 22 juillet 2016.

D’emblée, l’absence de reconnaissance du principe non bis in idem interpelle, le Conseil se lançant sans plus d’égard pour ce dernier dans une entreprise de justification du système de répression dualiste pouvant aboutir à un cumul de sanctions :

« les dispositions de l’article 1729 comme les dispositions contestées de l’article 1741 permettent d’assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l’État ainsi que l’égalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive.

Le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves. » (considérant 20)

Tout est dit, ou presque : pour le Conseil constitutionnel, le cumul des pénalités administratives et des sanctions pénales pour fraude fiscale répond à l’objectif à valeur constitutionnel de lutte contre la fraude fiscale, visant à assurer l’égalité des contribuables devant l’impôt inscrite à l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (considérant 17).

Cet « OVC » avait été dégagé pour la première fois dans une décision DC n°424 du 29 décembre 1999, déjà en matière de pénalités fiscales puisqu’elle concernait la majoration de 80% en cas d’activité occulte instaurée à l’article 1728 du Code général des impôts, et n’a depuis été utilisé que cinq fois. Le Conseil constitutionnel avait alors énoncé qu’il appartenait au législateur de concilier l’objectif susvisé avec le principe de nécessité et de proportionnalité des délits et de peines.

Force est de constater que les récentes décisions s’inscrivent dans cette lignée sans véritablement convaincre de la nécessité du cumul des sanctions, même en les réservant aux cas de fraudes « les plus graves » (nb : cette réserve sera évoquée ci-après).

Me Dezeuze relève néanmoins que le recours à l’objectif de lutte contre la fraude fiscale n’est pas particulièrement surprenant, malgré le manque de motivation dans la décision du Conseil : « On ne peut pas dire que cet argument soit tiré du chapeau, tant il est régulièrement invoqué par l’administration dans ce type de procédures ».

A l’évidence, on peut déduire de l’absence de reprise des critères énoncés dans la décision « EADS » que cette jurisprudence n’a pas vocation à s’appliquer en matière de fraude fiscale, mais la question de savoir si elle trouvera un terrain plus favorable dans d’autres cas de cumul de sanctions administratives et pénales demeure en suspens.

Du point de vue des principes, la décision paraît difficilement soutenable car on ne peut prétendre que la lutte contre la délinquance fiscale est plus ou moins importante que la répression des délits boursiers, pour laquelle le cumul de procédures et de sanctions n’a pourtant pas résisté au principe non bis in idem.

Cependant, c’est oublier que les objectifs à valeur constitutionnelle constituent des émanations concrètes de la hiérarchie interne du bloc de constitutionnalité, qui évolue au gré des confrontations entre les droits et libertés fondamentales qui le composent[1].

Dans le « match » opposant le principe de nécessité des délits et des peines (art. 8 DDHC) au principe d’égalité des citoyens devant l’impôt (art. 13 DDHC), c’est donc ce dernier qui l’emporte puisque l’OVC de lutte contre la fraude fiscale lui donne l’avantage.

On peut toutefois regretter que l’absence de reconnaissance par le Conseil constitutionnel du principe non bis in idem en matière fiscale ait déséquilibré cette confrontation, qui aboutit finalement à de maigres concessions (trois réserves) et non une véritable conciliation.

Concernant la QPC n°2016-555 sur la conformité du « verrou de Bercy » aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de séparation des pouvoirs, le Conseil Constitutionnel n’a pas eu recours à l’OVC de lutte contre la fraude fiscale pour justifier du particularisme de l’engagement des poursuites pénales et maintenir le système dans son état actuel.

La question posée ne manquait pas de surprendre, mais permettait de soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel l’article L228 du Livre des Procédures Fiscales qui, selon la Cour de cassation, « prive le ministère public de la plénitude de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites au bénéfice du ministre chargé du budget »[2].

Bien que cette modalité de déclenchement de l’action publique soit effectivement dérogatoire en droit pénal, elle constitue également un « filtre » opéré par l’administration fiscale elle-même pour déterminer les manquements à l’impôt devant être portés devant les juridictions répressives.

Il s’agit pour les contribuables d’une forme de garantie a minima de ne pas être systématiquement poursuivis pénalement pour des manquements déjà sanctionnés devant le juge de l’impôt. En effet, sur les 52 000 contrôles réalisés par l’administration chaque année, environ 1 000 dossiers font l’objet d’une plainte[3].

Néanmoins, outre le fait que ce choix relève d’une décision de l’administration insusceptible de recours tout comme celle du Procureur de la République, ce régime est critiqué en ce qu’il n’est pas exclusif de toute procédure pénale concurrente déclenchée par le ministère public en ayant recours au délit de blanchiment de fraude fiscale (art. 324-1 C.pén.).

Pour Me Dezeuze, le maintien du « verrou de Bercy » n’est pas inconcevable, mais « il faut supprimer la possibilité pour le Procureur de passer outre ce contrôle en ayant recours à une autre qualification pour des faits identiques. Sinon, cet illogisme doit être corrigé en donnant au ministère public la compétence exclusive pour décider de l’opportunité des poursuites, afin d’éviter qu’un contribuable ne se retrouve effectivement poursuivi et condamné de façon totalement arbitraire sur une autre qualification qui correspond strictement à la même infraction ».

Une QPC portant précisément sur ce point a récemment été rejetée par le Tribunal Correctionnel de Paris dans le cadre du procès de Serge Dassault, poursuivi pour blanchiment de fraude fiscale[4].

De son côté, le Conseil constitutionnel a validé ce système au regard du principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et de séparation des pouvoirs, en motivant sa décision comme suit :

  • Le ministère public conserve sa liberté d’engager ou non des poursuites après le dépôt préalable d’une plainte par l’administration ;
  • Cette dernière est d’ailleurs la mieux placée pour apprécier la gravité des atteintes aux intérêts financiers de l’Etat qui doivent être sanctionnées pénalement ;
  • Le déclenchement de l’action publique par l’administration s’effectue dans le cadre de la politique pénale déterminée par le Gouvernement et dans le respect du principe d’égalité.

Par cette décision qui clôt le bal des QPC venues remettre en cause la validité du système de répression de la fraude fiscale, le juge constitutionnel résiste finalement aux critiques et réaffirme le particularisme de ce régime tant sur le plan du cumul des sanctions que sur le terrain procédural.

Cette position est paradoxalement fragilisée par les concessions du Conseil constitutionnel, le considérant 13 de la décision n°2016-555 susvisée (l’appréciation par l’administration de la gravité des manquements justifiant l’engagement de poursuites pénales) faisant justement écho à l’une des réserves posées dans les décisions rendues sur le cumul des sanctions administratives et pénales.

B. Des réserves lourdes d’incertitudes

L’analyse de Me Dezeuze ne peut qu’être partagée : « la décision du Conseil aurait gagné en clarté, les réserves en moins ».

En effet, les considérants 13, 21 et 24 des décisions rendues sur le cumul des sanctions « fiscales » et pénales, et le considérant 13 de la décision validant le « verrou de Bercy » qui s’y réfère partiellement, censées venir consolider le système de répression de la fraude fiscale, sont à la lecture de véritables zones d’ombre qui plongent l’avenir de ce régime dans une nouvelle forme d’incertitude.

En premier lieu, le Conseil constitutionnel va énoncer qu’un contribuable qui a fait l’objet d’un jugement définitif l’ayant déchargé de l’impôt ne peut être condamné pénalement (considérant 13, décisions du 24 juin 2016, n°2016-545 et 2016-546).

Cette réserve met ainsi fin à l’indépendance des procédures fiscale et pénale qui pouvait parfois aboutir à la condamnation d’un contribuable pour fraude fiscale devant le juge pénal, alors que ce même contribuable avait précédemment été libéré de toute imposition devant le juge de l’impôt, conséquence dommageable du double cumul des procédures et des sanctions en matière de fraude fiscale.

Il s’agit d’une avancée non négligeable pour le contribuable poursuivi, à condition que les procédures fiscales et pénales ne soient pas concomitantes, ce qui arrive souvent en pratique, eu égard à la durée des procédures. La principale question que pose cette réserve surgit alors immédiatement : comment l’office du juge pénal doit-il s’articuler par rapport au procès fiscal ?

Pour Me Dezeuze, « le sursis à statuer pourrait être un moyen intelligent afin d’éviter toute contradiction », mais le problème reste entier quand la durée de la procédure fiscale engagée ne permet pas d’envisager cette solution. Dans ce cas, le contribuable n’a plus qu’à espérer obtenir un jugement définitif devant le juge de l’impôt avant de faire l’objet d’une condamnation pénale, ce qui aboutit une nouvelle fois à une situation paradoxale liée au concours des procédures.

De plus, on peut objecter que la jurisprudence de la Chambre criminelle n’a jamais été dans le sens d’une « soumission » du juge pénal à l’autorité de la chose jugée attachée à une décision de justice déchargeant le contribuable de toute imposition.

Les doutes sur l’application de cette réserve vont ainsi se concentrer sur la réaction du juge pénal lorsque le prévenu invoquera l’existence d’une procédure parallèle dont il faudra attendre le dénouement. L’étanchéité des procédures fiscale et pénale condamnée par le Conseil constitutionnel, certes louable, rend particulièrement incertaine l’évolution des procédures en cours et à venir.

En second lieu, le juge pénal va également être concerné par la deuxième réserve énoncée en réponse aux QPC sur le cumul des sanctions, formulée au considérant 21 :

« Le principe de nécessité des délits et des peines ne saurait interdire au législateur de fixer des règles distinctes permettant l’engagement de procédures conduisant à l’application de plusieurs sanctions afin d’assurer une répression effective des infractions. Ce principe impose néanmoins que les dispositions de l’article 1741 ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt. Cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ».

Les critères évasifs évoqués par le Conseil pour caractériser la gravité qui conditionnerait l’engagement de la procédure pénale laissent une marge d’appréciation confortable pour l’administration fiscale, qui conserve ainsi la main sur le déclenchement des poursuites correctionnelles, tel que le maintien du « verrou de Bercy » l’a confirmé.

Néanmoins, la question peut se poser de savoir si les critères retenus par l’administration fiscale, c’est-à-dire principalement le montant des droits éludés, seront repris par le ministère public puis le juge pénal dans leur contrôle de la nécessité des poursuites.

Les incertitudes liées à la mise en œuvre des réserves susvisées confèrent ainsi un « second rôle » de juge constitutionnel au juge pénal, comme le relève Me Dezeuze :

« Il appartient à chaque juridiction de veiller, dans l’application des réserves formulées par le Conseil, à ce que leur décision respecte les principes constitutionnels énoncés, ce qui aboutit à confier au juge pénal une forme de contrôle constitutionnel à travers le maniement des réserves et l’interprétation qu’il en fera ».

Enfin, la troisième réserve énoncée au considérant 24 ne fait que reprendre la traditionnelle et énigmatique « limite » selon laquelle le montant global des sanctions cumulées ne peut dans tous les cas dépasser la plus élevée des deux sanctions encourues. La question de l’équivalence entre une peine d’emprisonnement et une pénalité fiscale pouvant atteindre 80% du montant de l’impôt fraudé n’est donc toujours pas résolue.

Le Conseil constitutionnel, dans son entreprise de justification du cumul des procédures et des sanctions en matière de fraude fiscale, a finalement soulevé plus de questions qu’il en a résolu[5]. La délicate mission du juge pénal sera de préciser les nouveaux contours du régime répressif à travers son interprétation des réserves constitutionnelles, en éclairant ces zones d’ombre à la lumière de la jurisprudence européenne.

II. La nécessaire interprétation des réserves constitutionnelles à l’aune de la jurisprudence européenne

Ayant déjà fort à faire avec la mise en œuvre des réserves posées par le Conseil constitutionnel, le juge pénal devra nécessairement intégrer la dimension européenne du principe non bis in idem dans son raisonnement (A), à travers le contrôle de conventionalité qui lui incombe (B).

A. Un contexte européen favorable à la pénétration du principe non bis in idem en matière fiscale

Rappelons que ce principe est inscrit dans la Convention EDH, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Mais rappelons aussi et surtout que la position de la Cour de cassation en réponse à l’argument de la non conventionalité du système français était la réserve émise par la France lors de la ratification du protocole additionnel n°7 (arrêt Ponsetti du 20 juin 1996). Réserve qui aujourd’hui ne sera plus opérante puisque dans l’arrêt Grande Stevens c/Italie cité plus haut la Cour a considéré que celle-ci avait une portée trop générale et était « rédigée en des termes trop vagues ou amples pour que l’on puisse en apprécier le sens et le champ d’application exacts ». A l’instar de la réserve italienne, la France ne pourra plus s’abriter derrière la sienne, rédigée dans les mêmes termes.

Certes rendu en matière boursière l’arrêt Grande Stevens n’est pas un cas isolé d’application du principe non bis in idem.  La Cour reprendra ce raisonnement en matière d’infractions de contrebande dans un arrêt de chambre Sismanidis et Sitaridis / Grèce du 9 juin 2016 (n°66602/09 et 71879/12) mais également en matière fiscale dans un arrêt de chambre Lucky Dev c/ Suède en date du 27 novembre 2014 (n°7356/10).

Ajoutons à cette tendance un futur arrêt de Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (A. et B. c/ Norvège, n°24130/11 et 29758/11), portant précisément sur la question de l’application du principe non bis in idem au cumul de sanctions en matière fiscale, et dont l’autorité pourrait mettre un terme définitif à ce débat.

Evidement il s’agit maintenant d’une analyse prospective mais il existe un « sillon fort » dans la jurisprudence de la CEDH en faveur de la condamnation des systèmes de répression « bicéphales » en matière de fraude fiscale, selon Maître Eric Dezeuze.

En effet, rappelons les faits ou plutôt l’enchainement successif des poursuites ayant abouti, dans les deux premiers cas, à une condamnation par la CEDH.

  • Lucky Dev c/ Suède: l’administration fiscale avait infligé à la requérante des pénalités fiscales, devenues définitives en absence de recours. Par la suite une procédure pénale fut ouverte.
  • Sismanidis et Sitaridis / Grèce: le requérant est acquitté par la cour d’appel, arrêt devenu définitif mais il est ensuite poursuivi par les services douaniers.
  • A et B c/ Norvège: il s’agit de pénalités (30%) fiscales infligées et définitives suivies d’une condamnation par le juge pénal, étant précisé que ce dernier avait pris en compte les pénalités dans la fixation de la peine.

Dans ces trois affaires nous pouvons constater que les requérants se sont appuyés sur un jugement définitif émanant du juge de l’impôt ou du juge pénal. Ce constat pourrait conduire le juge pénal français à ne pas sanctionner un quelconque cumul en l’absence de jugement définitif, faisant une application littérale de l’article 4 du protocole additionnel n°7 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, qui dispose que :

« Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat. (…)

Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

Dans ses décisions, le Conseil constitutionnel a cependant soigneusement évité de donner au principe non bis in idem une quelconque assise constitutionnelle de la même envergure qu’au plan européen, et a plutôt choisi de confiner le principe de nécessité à la condition qu’une décision définitive ayant déchargé le contribuable de l’impôt soit rendue.

Cette interprétation restrictive permet ainsi de tolérer un cumul de procédures pouvant conduire à un cumul de sanctions en l’absence de jugement définitif d’une part, et en présence d’un jugement ayant condamné le contribuable au paiement de l’impôt et des sanctions fiscales d’autre part.

On en arrive donc à une « mosaïque d’interprétations » due aux divergences entre le juge européen et le juge constitutionnel français sur la portée des mêmes droits et libertés fondamentales, problème qui devra être résolu par le juge pénal dans son interprétation des réserves constitutionnelles et son contrôle de conventionalité.

B. Le juge pénal face au contrôle de conventionalité : audace ou résistance ?

 Nous l’avons évoqué plus haut, le juge pénal aura la lourde tâche d’interpréter les réserves émises par le Conseil constitutionnel mais, dans l’expectative d’un arrêt de Grande chambre dans la même lignée que sa précédente jurisprudence, il lui incombera également de mettre en balance la portée du principe non bis in idem au plan européen, dans son rôle de juge de la conventionalité.

Dès lors, le juge pénal aura-t-il l’audace d’interpréter les réserves posées par le Conseil constitutionnel comme étant insuffisantes en termes de garanties pour le contribuable, dans le cadre de son contrôle de conventionalité ?

Le choix de recourir à l’objectif à valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale n’est pas anodin, dénotant ainsi la volonté du Conseil constitutionnel d’anticiper et de faire pression sur une future décision de la CEDH, à travers l’interprétation de « son » bloc de constitutionnalité, qui s’impose en tant que tel au juge pénal.

Néanmoins, ce dernier n’a pas hésité à condamner l’un des critères énoncés par le Conseil pour l’interdiction du cumul des sanctions administratives et pénales (l’identité d’ordre de juridiction), lors du filtrage de la troisième QPC (n°2016-556) portant sur l’application du principe de nécessité des délits et des peines aux sanctions de la fraude fiscale lorsque celles-ci sont infligées par le juge administratif et le juge pénal.

A fortiori, ce dernier pourrait adopter une attitude similaire dans le cadre d’un contrôle téméraire de la conventionalité de l’application des réserves constitutionnelles, ces dernières portant manifestement atteinte à ses attributions au profit du juge de l’impôt, notamment sur le terrain de l’indépendance des procédures.

Sorti par la petite porte dans les QPC susvisées, le principe non bis in idem pourrait bien revenir par la grande, soit à travers une interprétation du juge pénal anticipant une potentielle sanction de la Norvège, soit plus frontalement suite à une sanction de la France par la CEDH.

La victoire « en trompe l’œil » du système français cumulard de répression de la fraude fiscale pourrait être remise en cause malgré les réserves concédées sur le plan constitutionnel, qui ouvrent une fenêtre pour le juge pénal quant à leur interprétation.

On peut douter que l’argument d’un système répressif unique, réservant un sort pénal « aux cas les plus graves » et permettant, par un coup de baguette magique d’échapper à la confrontation avec le principe du non bis in idem, saura satisfaire les juges européens.

Comme le souligne Me Dezeuze, « malheureusement, le renforcement des garanties du contribuable ne va pas dans le sens du durcissement actuel de la répression de la fraude fiscale, si l’on prend par exemple la possibilité de saisine non contradictoire de la CIF pour les cas de fraude aggravée depuis 2011 ».

Le juge pénal pourrait cependant saisir l’occasion qui lui est offerte de réaliser un double contrôle de la validité du cumul des sanctions fiscales et pénales et clarifier le débat en rééquilibrant un régime répressif qui s’est fortement alourdi sans que les contreparties en termes de droits fondamentaux n’aient suivi cette évolution.

En définitive, la question du cumul des sanctions administratives et pénales en matière de fraude fiscale mérite encore d’être discutée, tant elle se situe au centre des préoccupations des Etats et cristallise le débat sur la véritable fonction de la peine en droit fiscal.

Espérons que le dialogue des juges qui semble se dessiner ne vire pas à l’affrontement et aboutisse à une répression effective et respectueuse des libertés fondamentales, avant que la France elle-même ne soit sanctionnée par la CEDH, jugement qui ne pourra qu’être définitif.

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[1] Pour Bruno Genevois, « l’objectif de valeur constitutionnelle apparaît comme le corollaire nécessaire à la mise en œuvre d’un droit constitutionnellement reconnu. Au titre de la recherche d’une plus grande effectivité des droits fondamentaux, c’est en fait une habilitation qui est donnée au législateur pour leur apporter certaines limitations afin de les concilier entre eux ».

[2] Cass. Crim., 19 mai 2016, n°16-81.857, jurisdata n°2016-009867

[3] http://www.senat.fr/rap/r06-381/r06-38110.html

[4] http://www.franceinfo.fr/fil-info/article/blanchiment-de-fraude-fiscale-les-qpc-rejetees-au-proces-de-serge-dassault-803613

[5] http://www.dalloz-actualite.fr/chronique/de-l-art-de-poser-plus-de-questions-que-l-n-en-resout#.V5nhYY9OKM8

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