Les Aides d’Etat sous Forme Fiscale : Une Répression en Marche, au sein de la Commission Européenne

Alors que l’économiste John KEYNES affirmait : qu’« éviter de payer des impôts est la seule recherche intellectuelle gratifiante »1, l’actuel Ministre de l’économie, Bruno LE MAIRE, aurait pu répliquer que « ce tour de passe-passe a un coût massif pour nos finances publiques »2.

C’est dans cette optique de préservation des finances publiques mais surtout de lutte contre la concurrence fiscale dommageable – ou tax dumping – que s’inscrit l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)3. Son paragraphe premier pose un principe d’interdiction des aides d’État en en donnant une définition ouverte, tandis que ses deuxième et troisième paragraphes posent des exceptions à ce principe. Quatre conditions doivent être réunies pour qu’une aide publique soit qualifiée d’aide d’État : mesure devant être imputable à l’État et financée par ses ressources ; mesure devant être susceptible d’affecter les échanges entre États membres ; mesure devant fausser ou menacer de fausser la concurrence ; et mesure devant accorder un avantage économique et ce, de manière sélective.

L’interdiction des aides d’État repose sur le fait qu’elles causent une distorsion de concurrence sur un marché économique donné car l’entreprise bénéficiaire de l’aide d’État est avantagée par rapport à une entreprise se trouvant dans une situation similaire et n’en bénéficiant pas. Le principe d’interdiction des aides d’État était déjà posé, en droit de l’Union européenne, par l’article 87 du Traité instituant la Communauté européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Maastricht de 19924 et, antérieurement, par l’article 92 du Traité instituant la Communauté économique européenne – Traité de Rome – de 19575. C’est en 19706 que la Cour de justice des Communautés européennes, actuelle Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), a relevé que l’exercice de la compétence fiscale par les autorités nationales pouvait se révéler incompatible avec l’article 92 paragraphe 1 du Traité de Rome. En matière fiscale, la Commission européenne est particulièrement vigilante sur les dispositions générales mais sélectives, au sens de l’article 107 du TFUE. Cependant, depuis quelques années, elle s’intéresse également aux rescrits fiscaux qui constituent des dispositions individuelles propres à des entreprises. Cette politique moderne a été lancée en 2012 et s’est déployée à travers plusieurs étapes, dont la révision des lignes directrices applicables dans plusieurs secteurs tels que la protection de l’environnement7 ou le capital-investissement8, et l’amendement du Règlement général d’exemption par catégorie.9

Dans l’actualité, de nombreux scandales liés à la fiscalité des États membres ont récemment éclaté, concernant les traitements fiscaux de faveur accordés aux GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon – installés en Irlande ou au Luxembourg, ainsi qu’aux nouveaux arrivants sur le marché européen que sont les NATU – Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. Si la Commission européenne s’est encore prononcée, le 4 octobre dernier,10 pour condamner les aides d’États émises par le Luxembourg en faveur d’Amazon, d’autres décisions de grande ampleur sont encore attendues. La France n’est pas épargnée par ce phénomène. Le 16 janvier 201811, le Tribunal de l’Union européenne (TUE) a, en effet, confirmé la décision de la Commission européenne de 201512 ordonnant à la société EDF de rembourser 1,37 milliard d’euros à la France pour avantage fiscal indu.

Si la définition des aides d’État peut s’avérer difficile à formuler en matière fiscale (I), cette complexité n’est pas un frein à la répression des rescrits fiscaux illégaux que la Commission européenne souhaite voir croître (II).

I. Une difficile définition des aides d’État en matière fiscale

La créativité des avocats fiscalistes pour créer de nouveaux schémas fiscaux optimisants nécessite que la définition classique des aides d’État soit adaptée en matière fiscale (A) afin de cibler notamment les rescrits fiscaux illégaux contre lesquels la lutte européenne s’accentue (B).

A. Une adaptation nécessaire de la définition face à des schémas fiscaux complexes

  1. Les critères cumulatifs de définition d’une aide d’État

La lecture de l’article 107 paragraphe 1 du TFUE permet d’affirmer qu’une mesure favorable à des opérateurs économiques est qualifiée d’aide d’État si quatre critères cumulatifs sont remplis.13 La mesure doit ainsi :

1°) être imputable à l’État et financée par ses ressources,

2°) être susceptible d’affecter les échanges entre les Etats Membres, 3°) fausser ou menacer de fausser la concurrence,

4°) accorder un avantage économique de manière sélective.

En matière fiscale, les trois premiers critères ne posent aucune difficulté. En effet, toute mesure fiscale trouve son origine dans une loi, un règlement, une circulaire (voire un rescrit) imputables à l’État. D’ailleurs, la jurisprudence européenne entend largement l’utilisation des ressources étatiques. Enfin, l’effet sur la concurrence et sur les échanges entre les États membres de l’Union est présumé.

  1. Une appréhension malaisée de l’avantage économique accordé de manière sélective

Quant à l’avantage et à la sélectivité, deux sous-conditions au dernier critère de qualification d’une aide d’État, elles sont souvent confondues en matière fiscale.

Pour ce qui est de la première, dans une Communication de 2016 14 , la Commission européenne a explicité ce qu’elle entendait par « avantage » au sens de l’article 107, paragraphe 1, du TFUE. Selon elle, l’avantage est « un avantage économique qu’une entreprise n’aurait pas pu obtenir dans les conditions normales du marché, c’est-à-dire en l’absence d’intervention de l’État ». Elle précise, par ailleurs, que « seul l’effet de la mesure sur l’entreprise est pertinent, et non la raison ni l’objectif de l’intervention de l’État ». Ainsi, il y a avantage économique dès lors que la situation financière d’un opérateur économique connaît une amélioration après l’intervention étatique réalisée à des conditions différentes par rapport aux conditions normales du marché.

La sélectivité implique, elle, que le dégrèvement de la charge fiscale ne soit accordé qu’à certaines  entreprises  ou  à  certaines  productions.  La  Commission  européenne,  dans  sa communication, en a tiré que « toutes les mesures qui favorisent des opérateurs économiques ne relèvent pas nécessairement de la notion d’«aide » ; seules sont concernées celles qui confèrent   un   avantage   de   manière   sélective   à   certaines   entreprises   ou   catégories d’entreprises ou à certains secteurs économiques ». La CJUE rappelle très régulièrement ce principe selon lequel la sélectivité implique de rechercher si, dans le cadre d’un régime fiscal déterminé, une mesure étatique est de nature à favoriser certaines entreprises ou certaines productions par rapport à d’autres, qui se trouveraient, au regard de l’objectif poursuivi par ledit régime, dans une situation factuelle et juridique comparable.15

Une partie de la doctrine, comme Damien NEVEN, ancien conseiller économiste de la Commission européenne, soutient que l’avantage économique et la sélectivité de celui-ci relèvent plus d’une distinction sémantique que d’une distinction réelle puisque l’une des conditions implique l’autre et inversement. Cependant, c’est surtout au niveau du critère de sélectivité que des discordances existent en jurisprudence et en doctrine quant à l’appréciation de ces critères. En effet, d’autres membres de la doctrine, comme Maître Jacques DERENNE, avocat spécialisé dans la pratique européenne de concurrence, dénoncent, au contraire, le télescopage entre la notion d’avantage et la notion de sélectivité.

En effet, dans une décision du 4 juin 201516 concernant un accord entre la Hongrie et la compagnie pétrolière et gazière MOL, sur l’exonération réservée à cette entreprise des redevances minières relatives à l’extraction des hydrocarbures, les juges de la CJUE ont estimé que l’avantage ici alloué à la compagnie pétrolière hongroise n’était pas sélectif.

A cette occasion, la CJUE a appliqué une grille d’analyse de la sélectivité en trois étapes suivant laquelle doit être apportée la preuve que :

la mesure fiscale introduit des différenciations entre des opérateurs de l’économie de marché qui sont dans une situation juridique et factuelle comparable,

la mesure fiscale déroge ainsi au droit fiscal commun au regard des objectifs soutenus par l’État membre concerné (par exemple : objectif de rentabilité, lutte contre la fraude fiscale…),

la différenciation ne supporte aucune justification du fait de la nature ou de l’économie générale de l’aide d’État (au sens des aides d’État compatibles avec le marché intérieur telles qu’énoncées au paragraphe 2 de l’article 107 du TFUE).

Avant d’appliquer cette grille, la CJUE a pris soin, à titre liminaire, de préciser qu’il existe une distinction claire entre la condition d’avantage économique et la condition de sélectivité de celui-ci.

Or, la CJUE pose immédiatement des limites à cette affirmation puisqu’elle distingue selon que la mesure fiscale en cause est envisagée comme un régime général d’aide d’État ou comme une aide individuelle. En effet, dans cette seconde hypothèse, la seule identification de l’avantage économique permet, en principe, que sa sélectivité soit présumée. À l’inverse, dans la première hypothèse, nonobstant le constat d’un avantage économique de portée générale, il faut déterminer si la mesure a été prise au bénéfice de certaines entreprises ou certains secteurs d’activité pour savoir si elle est sélective. Le TUE a appliqué cette distinction dans un arrêt de 2015 dans lequel il a exclu le caractère sélectif d’un régime fiscal espagnol applicable à certains accords de location- financement accordés pour des investissements uniquement effectués dans des navires construits par des chantiers navals espagnols car l’opération fiscalement avantagée était ouverte à toute entreprise, dans les mêmes conditions.17 En 2016,18 le TUE a retenu la solution inverse à propos d’une mesure fiscale allemande permettant un report des pertes réalisées au cours d’un exercice fiscal donné sur les exercices fiscaux ultérieurs, en cas d’acquisition, en vue de son assainissement, d’une société en difficultés car cette mesure n’était ouverte qu’à une catégorie d’entreprises : celles qui sont, au moment de leur acquisition, insolvables, surendettées ou menacées de le devenir.

Il est donc impossible d’affirmer qu’en toute hypothèse, ou non, l’avantage économique implique la sélectivité et inversement. D’ailleurs, la CJUE connaît des dissensions internes quant au fait de savoir si cette grille d’analyse en trois étapes suffit à établir la sélectivité d’une mesure fiscale. Certains de ses membres affirment qu’il faut compléter cette grille d’analyse par l’identification d’une catégorie d’entreprises privilégiées présentant des caractéristiques propres.

Une telle exigence d’identification d’un groupe d’entreprises à caractéristiques propres a finalement été rejetée par la CJUE, le 21 décembre 2016, dans deux arrêts World Duty Free Group19 (ex Autogrill España) par lesquels la CJUE fait prévaloir l’analyse juridique de la sélectivité sur une analyse économique de celle-ci. L’attention ne doit pas être portée aux effets économiques de la mesure fiscale mais aux seules conditions juridiques d’accès à celle-ci. En définitive, le seul fait que la mesure fiscale soit dérogatoire au régime général suffit pour établir sa sélectivité : nul besoin de prouver des caractéristiques propres aux entreprises privilégiées. La CJUE a confirmé cette exclusion dans un arrêt Hansestadt Lübeck20 rendu le même jour.

B. Une lutte contre les aides d’État fiscales désormais centrée sur les rescrits fiscaux

  1. Une large définition des aides d’État fiscales permettant d’englober les rescrits fiscaux

Le caractère large de la définition des aides d’État en matière fiscale permet d’englober de plus en plus des mesures telles que les rescrits fiscaux (rulings en anglais). Une définition française du rescrit fiscal est donnée à l’article L.80 B du Livre des procédures fiscales. Il y a un rescrit fiscal lorsque « l’administration a formellement pris position sur l’appréciation d’une situation de fait au regard d’un texte fiscal ; (et qu’)elle se prononce dans un délai de trois mois lorsqu’elle est saisie d’une demande écrite, précise et complète par un redevable de bonne foi ».

Depuis juin 2013, l’accent a été mis sur les rulings fiscaux par la Commission européenne. En effet, depuis lors, elle a développé une politique d’enquête sur les pratiques de rulings fiscaux en usant de ses prérogatives en matière de contrôle des aides d’État. L’objectif de ces enquêtes est de vérifier que des États membres de l’Union ne favorisent pas, par un traitement fiscal privilégié, certains opérateurs de l’économie de marché, en leur accordant un avantage économique sélectif équivalent à une aide d’État. Ces enquêtes tirent leur source dans l’article 108 du TFUE21 dont le paragraphe 1 indique que « la Commission procède avec les États membres à l’examen permanent des régimes d’aides existant dans ces États ». De plus, le règlement européen du 22 juillet 201322 a offert à la Commission de nouveaux outils en matière de demande de renseignements. Si les informations fournies par l’État membre sur lequel porte l’enquête sont insuffisantes, la Commission peut demander à un autre État ou à des entreprises de lui adresser des renseignements concernant le marché sur lequel la concurrence semble distendue. Si l’aide d’État n’est pas compatible avec le marché intérieur, au sens de l’article 107, paragraphe 1, du TFUE, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, la Commission a le choix de décider que l’État intéressé supprime cette aide ou la modifie dans un délai déterminé.

A l’origine, seuls six États membres de l’Union étaient visés par ces enquêtes auxquelles se rajoutaient quelques dossiers individuels en Belgique. Dès décembre 2014, la Commission européenne a ouvert de plus en plus de dossiers individuels à l’égard de multinationales. Elle a également étendu la collecte de renseignements sur la pratique des rescrits fiscaux à tous les États membres. Ces renseignements incluent à la fois des informations générales et des informations nominatives sur des décisions fiscales prises entre 2010 et 2013 par les autorités fiscales nationales.

A titre d’exemple, le 19 septembre 2016,23 la Commission européenne a ouvert une enquête approfondie relative à des décisions fiscales anticipatives émises par le Luxembourg en faveur du groupe GDF Suez (devenu Engie) pour déterminer si l’autorité fiscale luxembourgeoise avait violé le droit européen des aides d’État en accordant de façon sélective un avantage fiscal à destination de GDF Suez. Étaient concernées des transactions financières effectuées entre quatre sociétés du groupe. Ces transactions étaient des emprunts convertibles en actions pour lesquels le prêteur ne percevait aucun intérêt. La Commission considère que ces deux transactions ont été traitées par le Luxembourg à la fois comme des emprunts et comme des prises de participation. Ce double traitement est incohérent puisqu’avec le régime fiscal des emprunts, les emprunteurs peuvent constituer des provisions pour les intérêts futurs dus aux prêteurs tandis qu’avec le régime fiscal des prises de participation, les revenus perçus par les prêteurs sont considérés comme un revenu en capital assimilé à une distribution de dividendes. Le cumul de qualifications ouvre droit à une double non-imposition du même bénéfice.

Aujourd’hui, la Commission européenne concentre son attention sur plus de mille rescrits fiscaux et seules quelques enquêtes ont été clôturées, pour le moment, par des décisions ordonnant la récupération d’aides d’État : les décisions Apple 24 , Starbucks et Fiat 25 , la décision concernant le régime belge des bénéfices excédentaires 26 ou encore la décision Amazon.27

  1. Les fondements possibles à l’ouverture d’une enquête en matière de rescrit fiscal

Dans ses enquêtes ouvertes à propos de rescrits fiscaux, la Commission européenne s’attache à vérifier trois éléments, qu’elle a d’ailleurs rappelés dans son communiqué de presse relatif à l’enquête sur le dossier GDF Suez :

  • La conformité des prix de transfert à la réalité économique
  • La conformité des méthodes de répartition des bénéfices à la réalité économique
  • L’application de la législation nationale

Les aides d’État sont traitées aux articles 107 à 109 du TFUE.28 Ces articles s’inscrivent dans le Titre VII du TFUE consacré aux Règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations. Il est donc clairement affirmé que la lutte contre les aides d’État est une mesure faisant partie de la lutte contre l’anti-concurrence.

Cependant, Monsieur Gert-Jan KOOPMAN qui est le Deputy Director-General State aid de la Commission européenne depuis 2010, réfute l’affirmation selon laquelle la lutte contre les atteintes à la concurrente serait le seul fondement à la lutte contre les aides d’État en matière fiscale. La jurisprudence de la CJUE, en droit de la concurrence, appuie d’ailleurs cet expert des aides d’État dans sa théorie. Selon cette dernière, le fait que les régimes fiscaux des États membres ne soient pas harmonisés n’est pas systématiquement une cause d’anti-concurrence. Il faudrait plutôt s’intéresser à la question de l’équité.

En effet, concernant les tax rulings dont a bénéficié le groupe Apple en Irlande, certaines personnes ont estimé que la décision de la Commission européenne sanctionnant l’aide d’État et ordonnant à l’Irlande de récupérer les montants des aides d’État accordées est équitable. À l’inverse, d’autres commentateurs partisans de la libre concurrence ont estimé que la Commission avait outrepassé son mandat en qualifiant les tax rulings irlandais d’aides d’État illégales. L’Irlande, elle-même, considère ses tax rulings comme légaux, de sorte qu’aucune distorsion de concurrence ne peut être caractérisée. Un hiatus existe entre la qualification d’aides d’État illégales opérée par la Commission et la qualification de tax rulings légaux opérée par l’Irlande. Si l’illégalité de la mesure fiscale peut faire défaut aux yeux de certains, c’est alors sur le fondement de l’équité à l’égard des autres contribuables que la décision de la Commission européenne peut se justifier.

     Cibles des enquêtes de la Commission depuis l’année 2013, la répression des aides d’État illégales sous forme de rescrits fiscaux est grandissante. Depuis le 1er novembre 2014, Jean-Claude JUNCKER, Président de la Commission européenne, a affirmé comme politique prioritaire de l’Union européenne la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales. Dès 2015, une série de mesures a été dévoilée à cette fin.29 Parmi les actions proposées, un paquet de mesures sur la transparence fiscale a été présenté par la Commission européenne en mars 2015.30 Il a été suivi, avec succès, d’un accord inter-étatique sur l’échange automatique d’informations sur les tax rulings.

II. Une répression grandissante souhaitée par la Commission européenne

La Commission européenne mène une politique répressive à tambour battant contre les rescrits fiscaux constitutifs d’aides d’État illégales depuis le début de la présidence JUNCKER (A) à tel point qu’il est permis de s’interroger sur l’avenir des rescrits fiscaux européens (B).

A. Des avancées récentes sous l’égide de la Commission Juncker

  1. La mise en marche de la politique de répression par les décisions Fiat, Starbucks et Bénéfices excédentaires belges

Les décisions concernant les rescrits fiscaux illégaux, car constitutifs d’une aide d’État incompatible avec le marché intérieur, accordés à Fiat Finance & Trade par le Luxembourg et Starbucks par les Pays-Bas ont été adoptées le 21 octobre 2015 31 par la Commission européenne. Ces deux États avaient avalisé des méthodes de détermination des prix de transfert permettant de fausser la répartition des bénéfices entre plusieurs sociétés du même groupe à des fins de diminution de la charge fiscale.

La Commission européenne avait alors souligné que ces méthodes étaient complexes et artificielles ; l’explication tenant au fait que les prix de transfert entre les sociétés du groupe Fiat et entre les sociétés du groupe Starbucks ne correspondaient pas aux vraies conditions de marché. Les rulings émis par le Luxembourg et les Pays-Bas avaient validé des méthodes de détermination de prix de transfert qui n’avaient aucune justification factuelle économique. D’une part, la fausse répartition des bénéfices allait engendrer une réduction d’impôt pour les deux sociétés ciblées par la Commission. D’autre part, elle offrait un avantage économique déloyal par rapport à la situation des autres entreprises placées dans des conditions de fait et de droit similaires.

La Commission européenne, dans ces décisions, a donc enjoint au Luxembourg et aux Pays-Bas de récupérer les impôts non-payés avec pour objectif la suppression de l’avantage concurrentiel injustifié et le rétablissement de l’égalité de traitement entre les opérateurs du même marché économique.

Le 11 janvier 2016,32 le même type de raisonnement a, pour la première fois, été appliqué par la Commission européenne non pas à un opérateur en économie de marché mais à un régime fiscal en lui-même. Était visé le régime belge d’exonération des bénéfices excédentaires qui était totalement dérogatoire au droit fiscal belge en matière d’imposition des sociétés ainsi qu’au principe de pleine concurrence puisque les sociétés autonomes – ne faisant pas partie d’un groupe multinational mais étant uniquement présentes en Belgique – n’ont pas pu bénéficier du même avantage économique. Ainsi, le ruling a été qualifié d’aide d’État illégale dont le montant total à récupérer avoisine les sept cents millions d’euros.

Il faut souligner que les montants dont la récupération a été ordonnée par la Commission aux États membres intéressés, dans ces trois affaires, n’excédaient pas quelques millions d’euros. Ce montant est presque insignifiant au regard des treize milliards d’euros qui sont en jeu dans l’affaire des tax rulings irlandais accordés à Apple, auxquels il faut rajouter les intérêts de retard sur dix ans.

  1. Une avancée majeure par l’ampleur économique de la décision Apple

Par une décision du 30 août 2016, 33 la Commission a annoncé que son enquête approfondie, ouverte en juin 2014 contre le groupe Apple, a abouti à la conclusion qu’Apple avait bénéficié d’avantages fiscaux indus accordés par des rescrits fiscaux irlandais, pour un montant de treize milliards d’euros. Ces avantages ont été qualifiés d’aides d’État illégales contrevenant au droit européen des aides d’État. Cette décision a pour fondement la non-conformité à la réalité économique de la méthode de répartition des bénéfices économiques.

En l’espèce, des tax rulings litigieux avaient été émis en 1991 et en 2007 par l’Irlande en faveur d’Apple. Ils s’intéressaient à la méthode de calcul des bénéfices imposables en Irlande pour les deux filiales irlandaises du groupe Apple : Apple Sales International et Apple Opérations Europe. Plus précisément, le groupe Apple a adopté un mode d’organisation de ses activités européennes de vente, de telle manière que les clients contractent avec les filiales irlandaises du groupe et non avec les autres établissements locaux qui vendent les produits. Ce schéma permet d’inscrire les bénéfices issus des ventes en Irlande où le taux d’imposition des bénéfices à l’impôt sur les sociétés est le plus bas de l’Union européenne.

Les rescrits fiscaux émis par l’Irlande ont eu pour résultat que seulement une partie des bénéfices commerciaux récoltés par les deux filiales irlandaises étaient, en droit, affectés à la branche irlandaise groupe Apple et soumis à l’impôt des sociétés irlandais. En effet, le restant des bénéfices, c’est-à-dire une très grande majorité, étaient affectés à un « siège » qui n’existait physiquement dans aucun pays. Or, le droit irlandais comportait justement une règle propre aux entreprises apatrides – depuis supprimée – qui permettait, dans les faits, que les bénéfices affectés à des entreprises apatrides ne soient imposés dans aucun État.

Ainsi, les tax rulings irlandais ont permis au groupe Apple à la fois de réduire artificiellement la charge d’impôts irlandais à payer par les entités irlandaises du groupe et de bénéficier d’un avantage économique sélectif, constitutif d’une distorsion de concurrence, par un abaissement de la charge fiscale seulement accordé au groupe Apple. Par conséquent, ces rulings constituaient des aides d’État illégales ; raison pour laquelle l’Irlande devait se soumettre à la décision de la Commission européenne de récupérer le montant de ces aides fixé à treize milliards d’euros ainsi que les intérêts de retard.

  1. Les réactions consécutives à la condamnation européenne du tax ruling

Consécutivement à la décision de la Commission européenne, aussi bien l’Irlande que le groupe Apple ont contesté la légalité de la décision. Pour autant, malgré leur appel interjeté contre la décision européenne, l’Irlande n’est pas dispensée de son obligation de récupérer l’aide illégale car un recours contre une décision de la Commission européenne n’a pas d’effet suspensif.

La difficulté se concentre sur le montant extravagant de treize milliards d’euros puisque l’obligation de récupérer une somme doit être faite « sans délai » comme le précise le règlement du 13 juillet 2015 portant modalités d’application de l’article 108 du TFUE.34

La Commission a assigné l’Irlande devant les juges européens pour non-exécution de la décision de récupération. Elle s’est donc engagée dans une longue procédure qui risque de durer plusieurs années rien que pour une première décision du tribunal. Plus d’un an et demi après la décision de la Commission, l’Irlande n’avait toujours pas récupéré la moindre somme. Face à cette inaction – la somme aurait dû être récupérée au 1er janvier 2017 – la Commissaire à la concurrence, Margrethe VESTAGER, s’est dite prête, au nom de la Commission, à se désister de son action contre le gouvernent irlandais à la condition que l’Irlande perçoive le montant total des sommes à récupérer. Cet argument a semblé porter ses fruits puisque Apple a commencé à régler une partie de son amende : 1,5 milliards d’euros ont, pour le moment, été remboursés.

B. Un avenir incertain pour les rescrits fiscaux européens

  1. L’avenir européen des rescrits fiscaux

A l’occasion du forum conjoint de 2018 de l’Union européenne sur les prix de transfert, la Commission européenne a publié les derniers chiffres dans ce domaine. La transparence fiscale, qui est déjà une priorité européenne, l’est encore plus en matière de prix de transfert surtout après l’affaire Luxleaks où les tax rulings luxembourgeois ont permis à certaines entreprises de n’avoir à payer que 1% du montant correspondant à leur réelle imposition. Aujourd’hui, ce scandale fiscal arrive devant les tribunaux et les chiffrent parlent pour eux-mêmes : le nombre des rescrits a augmenté de 64% en 2016 alors que leur incidence sur les finances publiques et sur la concurrence fiscale dommageable est décriée. La Belgique vient en tête des États membres ayant le plus accordé de traitements fiscaux avantageux, distançant le Luxembourg.

La Commission européenne reporte donc tous ses espoirs sur l’accord inter-étatique qui a consacré l’échange automatique d’informations entre les États membres sur leurs rulings fiscaux. Grâce à cet accord, les multinationales devront rendre publics leurs bénéfices ainsi que d’autres données. Ce reporting pays par pays permettra d’identifier les États de source de bénéfices et mettra en évidence la souveraineté fiscale en matière d’imposition sur les bénéfices. Parce que l’accord n’est entré en vigueur que l’an dernier, les premiers échanges de données ne sont pas encore finalisés. Il faudra attendre quelques mois avant de connaître les impacts de cet accord et déterminer s’il œuvre en faveur du découragement de l’utilisation des pratiques fiscales abusives ou s’il s’agit d’un vœu pieux de la Commission. Cette dernière solution désolerait le Commissaire aux affaires économiques, Pierre MOSCOVICI, qui a chiffré les pertes de revenus européens dus aux rescrits fiscaux illégaux, entre cinquante et soixante-dix milliards d’euros par an et qui a qualifié de « trous noirs » dans les finances publiques les sept États membres européens mis au banc en matière d’optimisation fiscale agressive que sont : la Belgique, Chypre, la Hongrie, l’Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas.

Une solution envisageable pour mettre fin aux abus fiscaux européens serait d’enfin mettre en œuvre le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (projet ACCIS) qui est resté lettre morte pendant longtemps mais dont le Parlement européen a voté l’adoption le 15 mars dernier et pour lequel la France et l’Allemagne ont récemment démontré un intérêt conjoint.

Une autre solution pourrait bientôt être mise en pratique au lendemain de l’adoption, par le Parlement européen et par les ministres des affaires économiques et financières de l’Union européenne, du rapport Maurel sur la lutte contre les montages d’optimisation fiscale abusive.35 Ce rapport comporte une proposition aux termes de laquelle les fournisseurs de services concevant ou promouvant des plans fiscaux transfrontaliers agressifs devront fournir des informations détaillées sur leurs régimes fiscaux, dans un répertoire central des administrations fiscales.

  1. L’avenir français des rescrits fiscaux

La France est un État qui tend à se réformer pour être plus attractif fiscalement. Elle se veut donc être à la pointe du mouvement de transparence fiscale en matière de tax rulings et n’hésite pas à interpeler la Commission européenne sur ce sujet, encore une fois avec la taxe sur les GAFA.

En 2016, l’administration fiscale française a eu à connaître plus de dix-huit mille demandes de rescrits fiscaux (chiffre encore inconnu pour 2017) dont seuls ceux de portée générale sont intégrés au Bulletin Officiel des Finances Publiques (BOFIP). Ceux de portée restreinte demeurent secrets et cela, à la seule discrétion de l’administration. Pourtant, le BOFIP importe un principe essentiel qui est que la différence de traitement entre le bénéficiaire d’un rescrit secret et le bénéficiaire d’un rescrit intégré au BOFIP soit objectivement justifiée et qu’un contrôle soit effectué sur la justification de la différence de traitement, pour respecter le principe d’égalité des contribuables devant l’impôt.36

Surtout, si un concurrent du bénéficiaire du rescrit secret venait à apprendre qu’un traitement fiscal de faveur était accordé à un opérateur concurrentiel du marché économique et que l’administration fiscale refusait de lui communiquer ce rescrit en se prévalant du secret fiscal, les soupçons d’aide d’État illégale émise en faveur du bénéficiaire du rescrit seraient saillants. Or, la Commission européenne a rappelé, à l’occasion de l’affaire Luxleaks, que tous les rescrits fiscaux devaient être publiés. Continuer à brandir la bannière du secret fiscal de certains revient donc, pour la France, à prendre un grand risque de condamnation de son système incitatif fiscal par la Commission européenne.

  1. Une démarche anticipative à adopter en prévention des enquêtes de la Commission européenne

Afin d’éviter d’attirer l’attention de la Commission européenne et de se risquer à l’ouverture d’une enquête approfondie sur les aides d’État, à son encontre, un État membre de l’Union européenne serait bien avisé d’identifier tous les régimes préférentiels que son droit fiscal national comporte et, plus particulièrement encore, les rulings fiscaux, fussent-ils légaux ou non. En cas d’illégalité manifeste des rulings, l’État doit tout mettre en œuvre pour le conformer au droit européen des aides d’État. Cette démarche permet ainsi à l’État de ne pas être pris au dépourvu au cas où la Commission européenne se déciderait à ouvrir tout de même une enquête approfondie contre son système d’aides d’État sous forme fiscale.

Ladite démarche avait d’ailleurs été adoptée par la France après que la Commission européenne a ouvert son enquête approfondie à l’encontre de l’accord sur les prix de transferts émis par le Luxembourg en faveur d’EDF-GDF. Michel SAPIN, Ministre de l’économie de l’époque, avait en effet demandé à l’Agence des participations de l’État de rechercher si les entreprises dont l’État français est actionnaire avaient conclu des rescrits fiscaux avec d’autres États membres de l’Union et, en particulier, le Luxembourg.

 

Par Marine MOROZ

et Sandra LOPEZ

Notes de bas de page: 

  1. R. VERZENI & U. VIANEZ, Lorsque l’APA devient une aide d’État, Le Petit Juriste, 31 mai 2016
  2. B. LE MAIRE, Pourquoi la France monte au créneau pour une juste taxation des géants du net, Tribune sur LinkedIn, 22 sept 2017
  3. Article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Lisbonne du 13 déc. 2007, publié au Journal officiel n° C 326 du 26 oct. 2012
  4. Article 87 du Traité instituant la Communauté européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Maastricht du 7 févr. 1992, publié au Journal officiel n° C 325/33 du 24 déc. 2002
  5. Article 92 du Traité instituant la Communauté économique européenne du 25 mars 1957
  6. CJCE, 25 juin 1970, France c/ Commission, C-47/69
  7. Communication de la Commission – Lignes directrices concernant les aides d’État à la protection de l’environnement et à l’énergie pour la période 2014-2010, publiée au Journal officiel n° C 200 du 28 juin 2014.
  8. Communication de la Commission – Lignes directrices relatives aux aides d’État visant à promouvoir les investissements en faveur du financement des risques, publiée au Journal officiel n° C 19 du 22 janv. 2014
  9. Règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d’aides compatibles avec le marché intérieur en application des articles 107 et 108 du traité Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE, publié au Journal officiel n° L 187 du 26 juin 2014
  10. Communiqué de presse de la Commission européenne du 4 oct. 2017
  11. TUE, 16 janv. 2018, EDF c/ Commission, T-747/16
  12. Communiqué de presse de la Commission européenne du 22 juill. 2015
  13. Article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Lisbonne du 13 déc. 2007, publié au Journal officiel n° C 326 du 26 oct. 2012
  14. Communication de la Commission relative à la notion d’« aide d’État » visée à l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, publiée au Journal officiel n° C/2016/2946 du 19 juill. 2016
  15. CJCE, 8 nov. 2001, Adria-Wien Pipeline GmBH et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke GmbH, C-143/99.
  16. CJUE, 4 juin 2015, Commission européenne c/ MOL Magyar Olaj – és Gázipari Nyrt, C-15/14 P
  17. TUE, 17 déc. 2015, Espagne c/ Lico Leasing, T-515/13 et T-719/13
  18. TUE, 4 févr. 2016, Heitkamp BauHolding, T-287/11 et GFKL Financial Services, T-620/11
  19. CJUE, 21 déc. 2016, Commission européenne c/ World Duty Free Group, Autogrill España, C-20/15 P et C-21/15
  20. CJUE, 21 déc. 2016, Commission européenne c/ Hansestadt Lübeck, C-524/14 P
  21. Article 108 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Lisbonne du 13 déc. 2007, publié au Journal officiel n° C 326 du 26 oct. 2012
  22. Règlement (UE) n° 734/2013 du Conseil du 22 juill. 2013 modifiant le règlement (CE) n° 659/1999 portant modalité d’application de l’article 93 du Traité CE, publié au Journal officiel n° L 204/15 du 31 juill. 2013.
  23. Communiqué de presse de la Commission européenne du 19 sept. 2016
  24. Communiqué de presse de la Commission européenne du 30 août 2016 25 Communiqué de presse de la Commission européenne du 21 oct. 2015 26 Communiqué de presse de la Commission européenne du 11 janv. 2016 27 Communiqué de presse de la Commission européenne du 4 oct. 2017
  25. Communiqué de presse de la Commission européenne du 21 oct. 2015
  26. Communiqué de presse de la Commission européenne du 11 janv. 2016
  27. Communiqué de presse de la Commission européenne du 4 oct. 2017
  28. Article 107 à 109 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans sa version consolidée par le Traité de Lisbonne du 13 déc. 2007, publié au Journal officiel n° C 326 du 26 oct. 2012
  29. Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil – Un système d’imposition des sociétés juste et efficace au sein de l’Union européenne : cinq domaines d’action prioritaires, 17 juin 2015
  30. Présentation du Paquet de transparence fiscale par la Commission européenne, mars 2015, https://ec.europa.eu/ taxation_customs/business/company-tax/tax-transparency-package_fr
  31. Communiqué de presse de la Commission européenne du 21 oct. 2015
  32. Communiqué de presse de la Commission européenne du 11 janv. 2016
  33. Communiqué de presse de la Commission européenne du 30 août 2016
  34. Règlement (UE) 2015/1589 du Conseil du 13 juill. 2015 portant modalités d’application de l’article 108 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, publié au Journal officiel n° L 248 du 24 sept. 2015
  35. Rapport sur la proposition de directive du Conseil modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l’objet d’une déclaration, (COM(2017)0335 – C8-0195/2017 – 2017/0128(CNS)), Commission des affaires économiques et monétaires, Rapporteur : Emmanuel Maurel, 31 janv. 2018
  36. BOI-SJ-RES-10-20-120120912

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