Clauses exorbitantes : le Tribunal des conflits élabore une nouvelle définition du critère matériel de qualification des contrats administratifs

Par sa décision du 13 octobre 2014 SA AXA France IARD n° 3963, le Tribunal des conflits offre une seconde jeunesse au critère plus que centenaire des clauses exorbitantes, né de l’arrêt du Conseil d’Etat Société des granits porphyroïdes des Vosges[1].

 

En l’espèce, la commune de Joinville-le-Pont avait consenti à une association sportive d’aviron un bail emphytéotique la location de locaux pour une durée de 79 ans et un loyer de 1 euro. La commune s’engageait à financer la réhabilitation d’une partie d’entre eux. Or, un incendie détruisit les bâtiments. La compagnie d’assurance de la commune versa à celle-ci une indemnité, puis elle assigna la compagnie d’assurance de l’association en remboursement par une action directe. Le Tribunal des conflits était saisi d’un conflit négatif, le juge judiciaire puis le juge administratif ayant décliné leur compétence sur le même litige. Dès lors, il est amené à qualifier la nature du contrat de bail afin de déterminer le régime applicable et la juridiction compétente.

Pour ce faire, le Tribunal rejette d’abord la dénomination faite par les parties « de bail emphytéotique » au contrat, celui-ci ne répondant pas aux conditions légales de la définition. Puis il écarte le caractère administratif du contrat par le critère du domaine public en faisant application de sa jurisprudence habituelle. Un seul critère restait alors envisageable pour qualifier le contrat de contrat administratif : les clauses exorbitantes. Le Tribunal des conflits profite de cette occasion pour redéfinir de manière innovante un critère devenu insatisfaisant.

Une définition classique du critère matériel devenue insatisfaisante

La présence de clauses exorbitantes, ou critère matériel, permet de qualifier d’administratif un contrat dont au moins une personne publique est signataire. Il détermine le régime juridique applicable et la juridiction compétente.

La définition en apparence homogène des clauses exorbitantes comme les clauses « étrangères par nature à celles consenties par quiconque dans le cadre des lois civiles ou commerciales »[2] est devenue insatisfaisante, et la doctrine dénonce son déclin depuis de nombreuses années.

En premier lieu, définir les clauses exorbitantes comme des clauses inhabituelles est réducteur, le droit des contrats étant guidé par le principe du consensualisme. La liberté contractuelle n’a pas de limites a priori. Il est illusoire de vouloir se référer à un standard qui n’existe pas.

En second lieu, la définition par une partie de la doctrine des clauses exorbitantes comme les clauses impossibles, illicites ou illégales est incorrecte. Ce genre de clause n’est pas nécessairement exorbitant, et ne suffit pas à qualifier un contrat de contrat administratif, comme l’atteste la jurisprudence en matière de renonciation de garantie décennale[3].

En l’espèce, le contrat contenait une clause inhabituelle qui permettait « le libre accès et la libre utilisation, sans aucune restriction, de locaux ». Ce type de clause répond à la définition classique du critère. Elle est habituellement qualifiée d’exorbitante par la jurisprudence[4]. Cependant, le Tribunal des conflits choisit de ne pas la qualifier comme telle, et pour ce faire, il redéfinit le critère.

Une redéfinition plus convaincante

Le Tribunal des conflits délaisse ainsi la définition traditionnelle de la clause exorbitante pour la définir comme la clause qui « implique, dans l’intérêt général, qu’il (le contrat) relève du régime exorbitant des contrats administratifs ».

Le Tribunal des conflits fait référence à la jurisprudence Société d’exploitation de la rivière du Sant[5], qui a fait naître le régime exorbitant comme un critère de qualification des contrats administratifs. Ce critère correspond à un faisceau d’indices, dont les clauses exorbitantes ne sont qu’un élément de preuve.

Cette nouvelle définition des clauses exorbitantes place ainsi l’intérêt général au centre de la qualification des contrats administratifs et donc de l’activité administrative. Le critère devient finaliste. Les clauses exorbitantes ne sont plus définies par leur contenu, mais par leur but.

Pour être reconnue comme exorbitante, une clause doit ainsi répondre à deux conditions cumulatives :

–          elle doit satisfaire un intérêt général,

–          et soit conférer à la personne publique, des prérogatives ou avantages exorbitants, soit imposer à son cocontractant des obligations ou des sujétions exorbitantes.

Ainsi, avec cette nouvelle définition, un contrat peut contenir des clauses anormales sans pour autant être exorbitant. Dans la mesure où la présence de ces clauses n’implique pas l’intérêt général. Ce qui était justement le cas en l’espèce, dans la décision ici commentée.

Cette nouvelle définition présente plusieurs avantages.

En premier lieu, elle rapproche la notion de clause exorbitante du régime général des contrats administratifs. En effet, comme le relève le commissaire du gouvernement dans ses conclusions, le pouvoir de modification et de résiliation unilatérale de l’administration dans les contrats administratif suppose la mise en œuvre d’un intérêt général.

En deuxième lieu, elle met fin aux hésitations jurisprudentielles à l’égard du contenu matériel de la notion de clauses exorbitantes. La définition est recentrée sur les clauses inégalitaires, ce qui reprend la jurisprudence habituelle. En effet, l’étude de la jurisprudence révèle trois sortes de clauses exorbitantes : celles qui donnent à l’administration un pouvoir de contrôle et de direction, celles qui lui donnent un pouvoir de modification, et celles qui lui donnent un pouvoir de résiliation.

Enfin, notons que cette nouvelle définition met le droit administratif en cohérence avec le droit international, notamment le droit européen de la concurrence. Les contrats administratifs sont soumis au respect des règles communautaires[6]. Les notions d’abus de position dominante, d’aide d’Etat et de clauses abusives entrainent l’annulation des clauses inégalitaires dans les relations contractuelles avec l’administration, ce qui menaçait jusqu’alors le critère des clauses exorbitantes.

En effet, le droit européen ne tolère le déséquilibre dans les clauses contractuelles que lorsqu’elles poursuivent un intérêt général. Ainsi, les contrats devront désormais s’y référer à afin de répondre à définition retenue par le Tribunal des conflits.

Aurélie WEINKOPF

Elève avocate HEDAC

Pour aller plus loin :

– La décision et son commentaire sur le site du Tribunal des conflits : http://www.tribunal-conflits.fr/decisions_2014.html

– BUY (F), DUBREIL (C-A), Regards croisés droit public / droit privé : qu’est-ce qu’une clause exorbitante de droit commun ?, La semaine juridique, administration et collectivités territoriales n°6, 10 février 2014.

 

 


[1] CE 31 juillet 1912 n° 30701.

[4] TC 13 juin 1955 Stanesco, rec. p.620 ; TC 2 juillet 1962 Consort Cazautets c/ Ville de Limoges, rec. p. 823/824.

[5] CE 19 janvier 1973 Société d’exploitation de la rivière du Sant, n° 82338.

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