Alors que le groupe pétrolier n’a pas payé d’Impôt sur les Sociétés en France ces deux dernières années, l’administration fiscale pourrait lui reverser un montant d’environ 80 millions d’euros en 2017. Si cette information ne manque pas d’agiter la classe politique et provoque un sentiment d’incompréhension, il se trouve qu’en réalité Total va obtenir ce montant par le jeu tout à fait légal du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) et le Crédit d’Impôt Recherche (CIR)..
Que sont le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi et le Crédit d’Impôt Recherche ?
L’article 66 de la loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012) a instauré le CICE, correspondant à la première mesure prise dans le cadre du Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi du 6 novembre 2012. Le CICE a pour objet d’améliorer la compétitivité des entreprises, tout en diminuant le coût du travail des salariés rémunérés jusque 2,5 le SMIC, et ainsi leur permettre de réaliser des efforts en matière d’investissement, de recherche, d’innovation, de formation, de recrutement, de prospection de nouveaux marchés, de transition écologique et énergétique et de reconstitution de leur fonds de roulement.
Depuis sa création en 1983, le CIR a été conçu comme un mécanisme d’incitation fiscale principalement orienté vers les PME. Il est devenu pour reprendre les termes du rapport du sénateur Godin, « un pilier de la politique nationale en matière de recherche ».
Le fonctionnement du CICE et du CIR
Le CICE bénéficie à toutes les entreprises, quelle que soit leur forme ou leur statut fiscal, dès lors qu’elles emploient du personnel salarié. Il est calculé sur l’ensemble des rémunérations versées au cours de l’année civile, à condition qu’elles aient été régulièrement déclarées aux organismes de sécurité sociale et retenues dans l’assiette du résultat fiscal et des cotisations sociales. Le CICE est de 4% pour les rémunérations versées en 2013 et de 6% pour les années suivantes. Il est imputé sur l’IS ; l’imputation se faisant au moment du paiement du solde de l’impôt. L’excédent de crédit d’impôt non imputé constitue au profit de l’entreprise une créance sur l’État d’égal montant. Cette créance est utilisée pour le paiement de l’impôt dû au titre des trois années suivant celle au titre de laquelle elle est constatée puis, s’il y a lieu, la fraction non utilisée est remboursée à l’expiration de cette période.
Le CIR procède de la même logique que le CICE : en effet, la loi dresse une liste exhaustive des dépenses retenues pour la détermination du résultat imposable à l’impôt et donc éligibles au CIR. Pour simplifier, il est possible de dire que son montant est égal à 30% des dépenses de recherche jusqu’à 100 millions d’euros et à 5% au-delà et s’impute sur l’IS. L’excédent éventuel constitue une créance sur le Trésor imputable sur l’impôt des trois années suivantes. Le solde subsistant à l’expiration de ce délai fait l’objet d’un remboursement.
En d’autres termes, le crédit d’impôt se différencie des réductions d’impôt, ces dernières ne donnant ni à restitution, ni, sauf exception expressément prévue par la loi, à report. Le crédit d’impôt s’impute sur l’impôt calculé sur les bénéfices de l’entreprise, et ce n’est que si l’exercice est déficitaire que l’excédent du crédit d’impôt représentera une créance reportable. Cet excédent est d’abord reportable sur trois ans, et n’est remboursable qu’à l’expiration de ce délai.
Il convient alors de se demander comment Total peut avoir un exercice fiscal déficitaire alors que son résultat net d’ensemble consolidé est de 3.58 milliards de dollars au troisième trimestre de l’année 2014. En réalité, il se trouve que c’est l’activité française du groupe qui est déficitaire et non ses activités à l’étranger ; ces dernières n’étant pas imposées au nom du principe de territorialité de l’IS.
Champ d’application matériel de l’Impôt sur les Sociétés
Crée en 1948, l’Impôt sur les Sociétés (IS) frappe les bénéfices des sociétés de capitaux et des personnes morales qui leur sont fiscalement assimilées. L’IS est exigible lors de la réalisation des bénéfices, quelle que soit l’affectation qui leur est donnée par la suite. Il convient également de noter que les personnes morales les plus importantes sont soumises à une contribution sociale assise sur l’IS de 3,3%, à laquelle s’ajoute une contribution exceptionnelle de 10,7% à la charge des grandes sociétés et enfin une contribution de 3% sur les revenus distribués.
Champ d’application territorial de l’Impôt sur les Sociétés
Le droit français est gouverné par le principe de territorialité de l’IS. Ceci implique que l’assiette de l’IS comprend les bénéfices des entreprises exploitées en France. Le législateur a donc fait le choix d’adopter un principe de « territorialité » de l’imposition des bénéfices plutôt qu’un principe de « mondialité ». Pour reprendre les termes du Professeur Daniel Gutmann, « s’interroger sur le fondement du principe de territorialité, c’est indirectement s’interroger sur les raisons de l’exception française ». En effet, la France est aujourd’hui l’un des rares pays au monde à connaître un principe de territorialité dont l’origine serait à rechercher dans l’existence du système des colonies françaises[1]. C’est par conséquent cette différence entre le droit français et les droits étrangers qui expliquerait que Total ne paie pas d’IS français. Mais, il ne faut pas oublier que les activités à l’origine de ses bénéfices colossaux font bel et bien l’objet d’une taxation, mais dans les pays tiers où les activités sont menées.
Il est alors possible de s’interroger sur le choix du législateur en matière de territorialité de l’imposition des bénéfices. Si les arguments en faveur de l’un ou l’autre de ces systèmes ne manquent pas, force est de constater que ce débat est avant tout politique et repose sur la conception des rapports internationaux qu’a le législateur : en effet, le système mondial semble adapté à une économie mondialisée alors que le système territorial se rattache à l’idée de la souveraineté.
Il faut préciser que le principe de territorialité appliqué en France connaît un certain nombre d’atténuations. En effet, si certaines dérogations répondent au souci d’améliorer la situation fiscale des entreprises françaises implantées à l’étranger (possibilité offerte à certaines PME de déduire du résultat imposé en France les déficits subis à travers des filiales ou succursales par exemple), d’autres mesures sont destinées à lutter contre l’évasion fiscale internationale. Elles concernant entre autres les transferts indirects de bénéfices à l’étranger entre entreprises indépendantes[2], les bénéfices réalisés par certaines filiales ou certains établissements établis dans des pays à fiscalité privilégiée[3] ou encore certains paiements faits à des résidents de paradis fiscaux[4].
Enfin, il existe les conventions internationales qui sont des traités bilatéraux à objet exclusivement fiscal conclus entre la France et un autre État afin de régler leurs relations dans ce domaine. Elles visent à éliminer les doubles impositions en fixant une répartition du droit d’imposer entre les États contractants. A cet effet, deux méthodes sont prévues : la méthode de l’exonération et celle d’imputation (notamment par le biais du crédit d’impôt). En outre, les conventions fiscales peuvent prévoir une combinaison de ces deux méthodes selon la nature des revenus[5]. En tout état de cause, Total ne saurait se voir reprocher une quelconque fraude à la loi.
La notion de fraude à la loi
La fraude à la loi, ou l’abus de droit, est défini à l’article L64 du Livre des procédures fiscales qui dispose « qu’afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».
Il résulte de cet article que l’abus de droit repose sur la preuve que le contribuable a recherché le bénéfice d’une application littérale de textes à l’encontre des objectifs poursuivis par le législateur. En l’espèce, il ne saurait être reproché au groupe pétrolier d’utiliser la technique des crédits d’impôt dans la mesure où cela relève de la simple habileté, voire de la gestion normale. Cette liberté de gestion constitue, en outre, un principe fondamental du droit fiscal garanti tant en droit interne qu’en droit de l’Union et il est de jurisprudence constante qu’il est parfaitement légal de choisir entre deux solutions économiquement et juridiquement disponibles, la plus favorable sur le plan fiscal.
[1] E.Owens, The foreign tax credit, a study of the credit for foreign taxes under United States income taw law, Cambridge, Law schoool of Harvard University, 1961, p.540-544
[2] Article 57 du CGI
[3] Article 209 B du CGI
[4] Article 238 1 du CGI
[5] Pour aller plus loin : mémento Expert Francis Lefebvre Impôt sur les sociétés n°3630 et suivants.
Arvine Nooralian