La décision QPC n°2018-699 « Société Life Sciences Holding France » du 13 avril 2018, dans la perspective d’une réforme de l’intégration fiscale

Le Conseil constitutionnel a rendu le mois dernier une décision très attendue sur la quote-part de frais et charges afférents aux dividendes reçus par une société mère française de la part d’une filiale située dans un Etat tiers. Cette décision vient clarifier le régime de la quote-part de frais et charges, mais semble toutefois critiquable. Pour apprécier la portée réelle de cette décision (II), il convient de rappeler le régime de la quote-part de frais et charges applicable exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2015 (I).

I – Le régime de la quote-part de frais et charges applicable jusqu’aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2015

A) Le régime des sociétés mères

Le régime des sociétés mères, prévu par les articles 145 et 216 du Code général des impôts (ci-après « CGI ») dans leur rédaction applicable aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2015, prévoyait l’exonération des dividendes reçus par la société mère de ses filiales, sous réserve de la réintégration d’une quote-part de frais et charges (ci-après « QPFC ») fixée forfaitairement à 5%. Pour rappel, toute société assujettie à l’impôt sur les sociétés au taux de droit commun peut bénéficier de ce régime dès lors qu’elle conserve pendant un délai de deux ans une participation représentant au moins 5 % du capital de la filiale distributrice, et ce quel que soit le pays de résidence de cette dernière.

Les travaux parlementaires de la loi de finances pour 1999[1], ayant réintroduit le mécanisme de la quote-part de frais et charges, indiquent que « l’imputation d’une quote-part de frais et charges [est] censée représenter les frais de gestion de la participation qui ont été déduits du bénéfice comptable et qu’il est normal de réintégrer au bénéfice fiscal, puisque les produits correspondants sont exonérés d’impôt » [2].

Ainsi, le régime des sociétés mères prévoit l’exonération totale des dividendes perçus d’une filiale. Cette exonération a pour contrepartie la réintégration des charges liées à la gestion des titres de participation détenus dans cette filiale, tels que par exemple les frais de tenue du compte titres de participation, les frais de participation aux assemblées générales ou encore aux conseils d’administration des filiales concernées.

B) Le régime de l’intégration fiscale

Aux termes de l’article 223 A du CGI, une société peut se constituer seule redevable de l’impôt sur les sociétés dû sur l’ensemble des résultats du groupe formé par elle-même et les sociétés dont elle détient, directement ou indirectement, 95 % au moins du capital de manière continue au cours de l’exercice. L’alinéa 6 du même article, prévoit quant à lui que seules peuvent faire partie du groupe fiscal les sociétés dont les résultats sont soumis à l’impôt sur les sociétés dans les conditions de droit commun ou selon les modalités prévues à l’article 214 du CGI.

L’administration fiscale admettait « qu’une société située à l’étranger [puisse] être membre d’un groupe fiscal au sens des articles 223 A et suivants du CGI dès lors qu’elle possède un établissement stable soumis à l’impôt sur les sociétés en France » [3]. En ce sens, une société étrangère ne possédant pas d’établissement stable en France ne peut pas être membre d’un groupe d’intégration fiscale.

Le deuxième alinéa de l’article 223 B du CGI, dans sa rédaction applicable aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2015, prévoyait enfin, la neutralisation de la quote-part de frais et charges afférente aux produits de participation perçus par une société du groupe d’une autre société membre du groupe depuis plus d’un exercice pour le calcul du résultat .

C) L’extension de la neutralisation aux situations européennes via l’arrêt Steria

En réponse à une question préjudicielle posée par la Cour administrative d’appel de Versailles[4], la Cour de justice de l’Union européenne avait jugé que la neutralisation de la quote-part de frais et charges relative aux seules distributions intragroupes était incompatible avec la liberté d’établissement garantie par les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5].

Selon la Cour, une société mère détenant une filiale française et une société mère détenant une filiale européenne se trouvent, au regard de l’objet de la QPFC, dans une situation objectivement comparable. Elle a, par ailleurs, estimé que cette différence de traitement n’était justifiée par aucune raison impérieuse d’intérêt général, tels que le principe de répartition du pouvoir d’imposition entre les Etats membres ou la cohérence du régime de l’intégration fiscale.

La liberté d’établissement n’étant pas invocable par un contribuable établi en dehors de l’Union européenne[6], il résulte de ce nouveau régime une double différence de traitement: une première entre (i) les groupes de sociétés ayant des filiales établies dans un Etat membre de l’Union européenne et (ii) les groupes de sociétés ayant des filiales établies dans un Etat tiers ; une seconde entre (i) les sociétés bénéficiant à la fois du régime mère-fille et celui de l’intégration fiscale et (ii) les sociétés ne bénéficiant pas de ce dernier en raison de la localisation de leurs filiales à l’étranger.

II – La décision QPC Société Life Sciences Holding France du 13 Avril 2018

C’est cette double différence de traitement que la société Life Sciences Holding France a contesté devant le Tribunal administratif, sur le fondement des principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

Saisi par une ordonnance du 15 novembre 2017[7], le Tribunal administratif de Montreuil a transmis la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’Etat qui l’a ensuite transmise au Conseil constitutionnel par une décision du 24 Janvier 2018[8]. Dans sa décision QPC du 13 Avril 2018[9], le Conseil a déclaré ces deux différences de traitement conformes à la Constitution.

A) Sur la validité du régime de neutralisation de la quote-part de frais et charges

Le Conseil constitutionnel a d’abord estimé que la neutralisation de la QPFC était légitime dans le cadre du régime d’intégration fiscale. Il s’est pour cela appuyé sur les conclusions du rapporteur public Emilie Bokdam-Tognetti, qui s’était elle-même fondée sur les travaux parlementaires de la loi de finance de 1988 réintroduisant le mécanisme de la quote-part de frais et charges[10]. Contrairement au raisonnement adopté par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Steria, le Conseil constitutionnel, a considéré que l’objet de la neutralisation « était de définir l’un des avantages attachés à l’intégration fiscale afin de garantir aux groupes se plaçant sous ce régime un traitement fiscal équivalent à celui d’une unique société dotée de plusieurs établissements ».

Un tel raisonnement s’oppose à la nature même de la QPFC puisque, comme indiqué précédemment[11], elle est « censée représenter les frais de gestion de la participation qui ont été déduits du bénéfice comptable et qu’il est normal de réintégrer au bénéfice fiscal, puisque les produits correspondants sont exonérés d’impôt ».

Dans ce contexte, il convient de s’interroger sur l’objet de la neutralisation de la quote-part de frais et charges afférente aux distributions de dividendes intra-groupe. En effet, elle ne saurait être justifiée par l’élimination de la double imposition économique des dividendes perçus par une société mère de ses filiales, dès lors que cette double imposition est évitée par l’exonération des dividendes prévue par le régime mère-fille. Elle ne se justifie pas, non plus, par rapport à l’objectif du régime de l’intégration fiscale, qui est d’assimiler autant que possible un groupe de sociétés à une entreprise ayant plusieurs établissements puisque, par définition, une telle entreprise ne détient pas de titres de filiales, et ne supporte donc pas de charges de gestion qu’elle aurait vocation à déduire.

Le régime de neutralisation de la QPFC dans le cadre du régime de l’intégration fiscale a d’ailleurs été dénoncée par plusieurs rapports émanant d’institutions étatiques et parlementaires. La commission des finances avait, en 2011, attiré l’attention sur le manque de légitimité du régime de neutralisation. Gilles Carrez, présentateur du rapport devant l’Assemblée Nationale soutenait alors que « c’est […] l’exonération du dividende lui-même qui constitue un mécanisme évitant la double imposition tandis que la quote-part pour frais et charges a, comme son nom l’indique, pour objet de compenser la déductibilité, autorisée par ailleurs, des frais et charges supportés au titre de la participation dont est issu le dividende »[12].

Après avoir jugé que la neutralisation de la quote-part de frais et charges était compatible avec l’objet du régime de l’intégration fiscale, le Conseil constitutionnel a, en suite, tranché les questions d’inégalité de traitement.

B) Sur les inégalités de traitement

Concernant la première différence de traitement (entre les sociétés bénéficiant à la fois du régime mère-fille et celui de l’intégration fiscale et celles ne bénéficiant pas de ce dernier en raison de la localisation de leurs filiales à l’étranger), le Conseil constitutionnel a considéré qu’en réservant le bénéfice de la neutralisation de la quote-part aux groupes fiscalement intégrés, le législateur a poursuivi un objectif d’intérêt général consistant à inciter « la constitution de groupes nationaux, soumis à des conditions particulières de détention caractérisant leur degré de détention » (considérant 9). Cette justification, jusqu’alors inconnue est critiquable dans le sens où, en ne réservant le bénéfice du régime de neutralisation qu’aux filiales françaises, elle aboutit, en fait, à pénaliser l’expansion des groupes français à l’étranger.

Concernant la seconde différence de traitement (entre les groupes de sociétés dont les filiales sont établies dans un Etat membre de l’Union européen et ceux dont les filiales sont établies dans un Etat tiers), le Conseil constitutionnel a considéré que les sociétés ne se trouvent pas dans une situation comparable. En effet, selon lui, seuls les groupes européens peuvent se prévaloir du droit de l’Union européenne qui leur octroi les avantages accordés aux groupes fiscalement intégrés (considérant 8). Dès lors, la différence de traitement subie par les sociétés disposant de filiales étrangères n’est pas condamnable.

C) Sur la portée de la décision dans la perspective d’une réforme de l’intégration fiscale

La décision commentée aura sans aucun doute un impact sur l’orientation de la réforme du régime d’intégration fiscale qui devrait voir le jour à l’occasion de la loi de finance pour 2019.

Pour rappel, le régime d’intégration fiscale est caractérisé par la compensation des pertes et des profits au sein d’un groupe ainsi que la neutralisation de certaines charges. Les divers régimes de neutralisations ont fait l’objet d’ajustements au grès des contentieux européens. Le régime d’intégration fiscale a ainsi dû être modifié à la suite de décisions d’inconformité rendues à l’égard de l’Etat français, ce fut le cas pour les arrêts Papillon[13] et Steria[14]. Il a également été modifié en conséquence d’arrêts rendus à l’encontre d’Etats membres de l’Union européenne disposant d’un régime de groupe semblable. Ce fut le cas pour l’intégration horizontale[15], et c’est également l’issue envisageable pour la limitation de la déductibilité des charges financières, récemment jugée contraire au droit de l’UE dans un contentieux concernant les Pays-Bas[16].

Ces décisions génèrent une grande insécurité pour les opérateurs économiques ainsi que des risques financiers considérables pour l’Etat. Il convient à ce titre de rappeler que le coût total du contentieux Steria pour la période 2013- 2015 a été évalué à plus d’un milliard d’euros[17].

Dans ce contexte, une réforme globale du régime de l’intégration fiscale est prévue. Au sein de cette réforme globale, était initialement envisagée la révision du régime de la QPFC.

En effet, le régime actuel continue de discriminer les groupes de sociétés disposant des filiales dans un pays tiers à l’Union européenne puisque le taux de la quote-part de frais et charges de 1 % est prévu pour les distributions perçues par une société membre d’un groupe d’intégration fiscale à raison d’une participation dans (i) une autre société membre de ce groupe (i.e une société française) ou (ii) une société soumise à un impôt équivalent à l’impôt sur les sociétés dans un Etat membre de l’Union européenne ou dans un autre Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen qui, si elle était établie en France, remplirait les conditions pour être membre de ce groupe.

Cette décision semble valider la différence de traitement entre situations internes et européennes versus Etats tiers. Il est donc désormais probable que la réforme de la QPFC soit abandonnée par Bercy.

Maëva Geyer Carles

Master 2 OFIS

Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne

[1] Loi n° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999

[2] Tome II du rapport n° 66 de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale en 2ème lecture de la loi de finances pour 1999

[3] BOI-IS-GPE-10-30-40-20150506 § 170

[4] Cour administrative d’appel de Versailles, 29 juillet 2014, 12VE03691

[5] CJUE, 2 septembre 2015, C-386/14, Groupe Steria SCA

[6] En ce sens notamment, CE 29 avril 2013, n°357575 Coutre

[7] Ordonnance du TA de Montreuil n°161017 du 15 Novembre 2017

[8] Décision de renvoi CE n°415726 du 24 Janvier 2018

[9] Décision n°2018-699 QPC du 13 Avril 2018

[10] Loi n°87-1060 du 30 décembre 1987 de finances pour 1988

[11] La loi n° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 a réintroduit le mécanisme de la quote-part de frais et charges après sa suppression part l’article 104 de la loi n°92-1376 du 30 décembre 1992 de finances pour 1993

[12]  Rapport d’information de la commission des finances déposé le 6 juillet 2011 auprès de l’Assemblée Nationale

[13] CJUE 27 novembre 2008, aff. N°418.07, Sté Papillon

[14] CJUE, 2 septembre 2015, C-386/14, Groupe Steria SCA

[15] CJUE 12 juin 2014, aff. C-39/13, C40/13 et C-41/13

[16] CJUE, 22 févier 20187, aff. C-398-16 et C399-16

[17] Source : Annexe au projet de loi de finances pour 2016 – évaluations de recettes

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