« Loi travail » : autorisation des licenciements avant le transfert d’entité(s) économique(s)

La loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels[1], dite « loi travail », a introduit de nombreux changements au sein du Code du travail. Si nombre de ces derniers ont été maintes fois évoqués, la possibilité de procéder à des licenciements avant un transfert d’une ou plusieurs entités économiques autonomes a été moins mise en lumière.

Favoriser la survie d’entités économiques viables : l’autorisation des licenciements avant transfert

Avant d’envisager la situation actuelle, il est important de revenir sur l’état législatif et jurisprudentiel antérieur afin d’apprécier l’évolution.

Une position législative et jurisprudentielle ferme : interdiction de procéder à des licenciements avant la réalisation d’un transfert d’entité(s)

Le législateur de manière générale – européen et français – a œuvré afin de protéger les salariés lors d’un transfert d’entreprise entrainant un changement d’employeur. En ce sens, l’article L. 1224-1 du Code du travail dispose que « lorsque survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise ». Cette idée est également présente au sein de la directive n° 2001/23/CE du 12 mars 2001. L’article 4 de cette dernière ajoute que « le transfert (…) ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire». Ainsi, tout licenciement prononcé en amont d’un transfert d’entité est jugé sans effet. Toutefois, l’article 4 de la directive poursuit en autorisant un tel licenciement si celui-ci est nécessaire au regard d’éléments concrets : économique, techniques ou organisationnels. Il est alors indispensable d’apporter la preuve que ces données influent ou influeront à terme sur l’emploi de la structure.

La jurisprudence s’est alors placée dans le sillage du législateur. Peut notamment être cité l’arrêt rendu par la Cour de Justice des communautés européennesa le 12 mars 1998[2]. En l’espèce, la CJUE se base sur son arrêt Daddy’s Dance Hall[3] pour rappeler que les règles de l’Union Européenne relatives à la protection des travailleurs contre le licenciement en lien avec un transfert d’entité sont impératives. En ce sens, « les travailleurs irrégulièrement licenciés par le cédant peu de temps avant le transfert de l’entreprise et non repris par le cessionnaire peuvent se prévaloir vis-à-vis de ce dernier de l’irrégularité dudit licenciement ». La Chambre sociale de la Cour de cassation a également, à plusieurs reprises, suivi cette direction[4].

Tout licenciement prononcé avant la réalisation d’un transfert était donc jugé sans effet. Dès lors, les salariés disposaient d’un droit d’option. L’arrêt Maldonado[5] rendu par la chambre sociale de la Haute Juridiction précise en effet que dans un tel cas que le salarié pouvait obtenir réparation de son licenciement illégal par deux voies : soit il agissait contre son ancien employeur pour obtenir une réparation financière du préjudice subi, soit il actionnait la responsabilité du nouvel acquéreur en exigeant d’être réintégré dans ladite structure. Néanmoins, ce droit d’option ne jouait pas systématiquement. L’arrêt Voisin[6] a en effet ajusté la précédente décision en affirmant que « le changement d’employeur s’impose toutefois à lui lorsque le cessionnaire l’informe, avant l’expiration du préavis, de son intention de poursuivre, sans modification, le contrat de travail ». Une telle précision est pertinente dans la mesure où, en principe, le salarié ne subit dans cette hypothèse aucun préjudice.

A noter qu’aujourd’hui, le changement d’employeur s’analyse pour les juges français en une modification du contrat de travail nécessitant donc l’accord à la fois du salarié et du nouvel employeur. Il convient par conséquent de nuancer l’expression « le changement d’employeur s’impose » au salarié.

L’article 94 de la loi du 08 août 2016 ou l’autorisation de licencier en amont d’un transfert : un moindre mal afin de sauvegarder des emplois

L’article 94 (ancien article 41) de la loi travail a procédé à quelques ajustements du Code du travail afin de favoriser la reprise d’acteurs économiques et donc d’emplois. Pour cela, elle a, dans une certaine mesure, inversé le principe. Désormais, les licenciements préalables à une reprise d’entité économique sont possibles. En effet, la reprise systématique et imposée de toute la masse salariale pouvait freiner les potentiels nouveaux acquéreurs. Il s’agit donc d’un levier afin de stabiliser et / ou relancer l’économie et par la même l’emploi.

Toutefois, cette possibilité est restreinte à quatre conditions. En ajoutant un troisième alinéa à l’article L 1233-61 du Code du travail, le législateur vise uniquement :

  • Les entreprises de plus de 1000 salariés[7]
  • Pour lesquelles le transfert d’une ou plusieurs entités économiques est nécessaire à la sauvegarde d’une partie des emplois,
  • Et qui envisagent de licencier au moins 10 salariés dans une même période de 30 jours[8]
  • Tout en acceptant les règles de consultation du Comité d’Entreprise prévues à l’article L 1233-57-19 du Code du travail.

À la lecture de ce nouvel alinéa, il est intéressant de s’interroger sur la justification et la pertinence de limiter cette possibilité aux structures de cette taille, ainsi qu’aux projets de licenciement de cette envergure. En effet, les entreprises de taille moyenne pourraient également tirer profit d’une telle possibilité. D’autant plus que ce type de structure est largement représenté dans le paysage économique français.

Plus concrètement, l’article L 233-61 du Code du travail précise que « les dispositions de l’article L. 1224-1 relatives au transfert des contrats de travail ne s’appliquent que dans la limite du nombre des emplois qui n’ont pas été supprimés à la suite des licenciements, à la date d’effet de ce transfert ». Ainsi, il autorise le licenciement préalable à un changement d’employeur.

Concernant l’ampleur de la reprise, l’article visé précédemment précise qu’il peut s’agir d’un transfert d’une ou plusieurs entités économiques afin d’éviter la fermeture d’un ou plusieurs établissements. Ainsi, cette nouvelle règle peut s’appliquer à une entreprise dans sa globalité, celle-ci pouvant être composée d’un ou plusieurs établissements.

L’article 94 de la loi travail a également modifié l’article L 1233-62 du Code du travail. L’article L 1233-61, précédemment évoqué, impose que l’employeur cédant établisse et mette en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour éviter les licenciements ou en limiter le nombre dès lors que l’entreprise regroupe au moins 50 salariés. Les entreprises de plus de 1000 employés sont donc concernées. Dès lors, il convenait de modifier l’article L 1233-62 qui décline les mesures contenues dans ledit plan de sauvegarde. Aussi un 1°bis a été inséré au sein de cet article. Celui-ci envisage la possibilité pour le plan de prévoir «  des actions favorisant la reprise de tout ou partie des activités en vue d’éviter la fermeture d’un ou plusieurs établissements ». Est ici visé le transfert en tant que solution de sauvegarde partielle des emplois.

Il faut préciser que pour les salariés dont le licenciement est décidé, les obligations de droit commun en matière de licenciement pour motif économique pèsent sur l’employeur cédant. Par conséquent, le motif invoqué pour justifier le licenciement devra reposer sur une cause économique réelle et sérieuse et l’employeur devra prouver qu’il a satisfait à l’exigence de la recherche de reclassement du salarié concerné (que celle-ci ait abouti ou non).

Nous l’avons constaté la possibilité de licencier préalablement à un transfert d’entité est restreinte par quatre conditions. Bien que certaines d’entre elles soient discutables, il semble pertinent d’avoir défini les frontières d’une telle exception à l’article L 1224-1 du Code du travail afin d’éviter les éventuelles dérives[9]. Pour autant, il reste qu’au regard de l’article 4 de la directive de 2001 -précédemment citée – le licenciement préalable à un transfert est possible en cas de preuve de l’existence de « raisons économiques, techniques ou d’organisation impliquant des changements sur le plan de l’emploi ». Il s’agit d’une exception « générale » déconnectée de la notion d’envergure des structures et des projets de licenciements. Il semble donc y avoir une différence d’interprétation notable entre le Législateur Français et Européen. Cet aspect évoqué, il convient à présent d’envisager les conséquences d’une telle insertion dans le Code du travail.

L’autorisation de licencier en amont d’un transfert : une décision non sans conséquence

Dès lors qu’une structure remplie les conditions énoncées ci-dessus, elle peut faire le choix de procéder à des licenciements en amont du transfert de ladite entité. Néanmoins, elle devra respecter la place et l’importance donnée au Comité d’Entreprise (CE) au sein de la loi, et notamment de l’article 94 de la loi travail. Après avoir envisagé cela, nous nous attacherons à préciser le champ d’application temporel de l’article prémentionné.

La reconnaissance et le renforcement du rôle du CE en cas de licenciement préalable à un transfert de contrats de travail

Pour rappel, le Comité d’entreprise est une institution représentative du personnel qui est mise en place dans les structures de plus de 50 salariés. Les articles L 2323-1 et L 2323-6 du Code du travail imposent une information et consultation de cette institution par l’employeur sur toutes les questions portant sur les orientations stratégiques de la structure, sa situation économique et financière ainsi que la politique sociale de l’entreprise et plus généralement les mesures de nature à affecter le volume des effectifs de celle-ci. Les licenciements massifs d’au moins 10 salariés envisagés à l’article L 1233-61 du même Code entrent donc dans le champ de consultation du CE. Afin d’assurer une certaine cohérence et protection, le législateur a donc, au travers de l’article 94 de la loi travail, modifié les articles L 1233-24-2 et L 1233-57-19 du Code du travail.

Préalablement, il convient de préciser que l’article L 1233-24-1 (qui n’a pas été modifié par la loi de 2016) dispose en substance que les entreprises d’au moins 50 salariés peuvent établir, avec les institutions représentatives du personnel, un accord collectif ayant pour but de définir le contenu du PSE ainsi que les modalités d’information et consultation du CE. L’article L 1233-24-2, qui s’est vu complété en son alinéa premier, explique que l’accord collectif peut notamment porter sur « les modalités d’information et de consultation du comité d’entreprise, en particulier les conditions dans lesquelles ces modalités peuvent être aménagées en cas de projet de transfert d’une ou de plusieurs entités économiques (…) nécessaire à la sauvegarde d’une partie des emplois ». L’article L 1233-57-19 précise enfin, dans son dernier et nouvel alinéa, que pour « favoriser un projet de transfert (…) mentionné à l’article L 1233-61, l’employeur consulte le comité d’entreprise sur l’offre de reprise dans le délai fixé par l’accord collectif mentionné à l’article L 1233-24-2 ». Ainsi, le projet de transfert des contrats de travail pourra se faire en toute cohérence avec les souhaits de l’employeur cédant, du cessionnaire et des partenaires sociaux puisque le projet se réalisera selon les règles fixées au sein de l’accord et non par le droit commun. Ainsi, la présence et la position du CE sont renforcées au travers de ce type de procédure.

Le champ d’application temporel de l’article 94 de la loi travail

Une fois la modification des 4 articles précités, il convient de développer les dernières, et non pas des moins importantes, énonciations de l’article 94 de la loi du 08 août 2016. En son II, cet article définit la portée temporelle de son action. Il précise que l’ensemble de ces ajouts « est applicable aux licenciements économiques engagés après la publication de la » loi d’août 2016.

Afin de lever toute ambiguïté, il ajoute qu’une procédure de licenciement est considérée comme engagée soit :

  • A compter de la date d’envoi de la convocation à l’entretien préalable mentionné à l’article L 1233-11 du Code du travail ;
  • A compter de la date d’envoi de la convocation à la première réunion des délégués du personnel ou du CE mentionnée à l’article L 1233-30.

L’employeur cédant qui envisage de procéder à des licenciements avant de céder son entreprise doit donc, s’il réunit les différentes conditions mentionnées précédemment, accepter le rôle et l’importance donnés au CE. Cet élément sera un gage de réussite de ladite procédure. En effet, le CE représente les intérêts des salariés et constitue donc la garantie que le projet sera définit dans le plus grand – ou le meilleur – respect des salariés. Enfin, un tel choix ne peut être fait que si les licenciements sont envisagés et mis en œuvre postérieurement à la publication de la loi du 08 août 2016.

Pour conclure sur l’analyse et l’aspiration de l’article 94 de la « loi travail », l’expression d’Aristote « Entre deux maux, il faut choisir le moindre[10] » semble pertinente. En effet, décider de licencier du personnel n’ait jamais aisé. Néanmoins, si l’on refuse de prendre les mesures idoines dès qu’elles s’imposent, le risque est de voir l’ensemble de la masse salariale licencié. Par conséquent, il peut parfois être judicieux de conserver un certain nombre d’emploi – et non la totalité – afin de maintenir un acteur économique en bonne santé qui pourra dans un avenir plus ou moins proche réembaucher du personnel. En parallèle, l’accent pourra être mis sur l’accompagnement des salariés ne pouvant pas être maintenus en poste. Dans l’ensemble, la possibilité de pouvoir licencier du personnel avant un transfert est donc la meilleure des solutions à court et moyen termes. Pour autant, reste en suspens la question de la cohérence entre les limites numéraires (1000 salariés au moins au sein de la structure et minimum 10 salariés potentiellement licenciés) fixées par l’article L 1233-61 et l’article 4 de la directive européenne de 2001 qui se fixe davantage sur des motifs que sur un nombre. Ceci-étant, il convient, pour finir, de préciser que pour les structures ne remplissant pas les conditions préalables, les règles en matière de licenciement préalable à un transfert restent inchangées.

Bérénice Echelard

Pour en savoir + :

[1] Loi n°2016-1088.

[2] CJUE affaire n° C-319/94 – Jules Dethier Équipement SA contre Jules Dassy et Sovam SPRL.

[3] CJUE affaire n°324/86 – arrêt rendu le 10 février 1988.

[4] Exemples : arrêt du 22 janvier 2002 (n° pourvoi : 00-40756) : « qu’il résultait de ses constatations et énonciations que l’entité économique constituée (…) avait poursuivi l’activité, en sorte que le contrat de travail du salarié s’était poursuivi de plein droit avec le nouvel employeur et que le licenciement prononcé avant le transfert de l’entité était sans effet » et arrêt du 04 février 2016 (n° pourvoi : 14-26291) : « la société SG2A qui avait repris cette activité, avec les mêmes moyens, devait poursuivre le contrat de travail du salarié qui avait été spécialement recruté pour les besoins du service ».

[5] Arrêt du 20 mars 2002(n° pourvoi : 00-41651).

[6] Arrêt du 11 mars 2003 (n° pourvoi : 01-41842).

[7] En raison de la référence dans le troisième alinéa de l’article L 1233-61 à l’article L 1233-71 qui vise ce typologie de structure.

[8] Cette condition se déduit de la présence de l’expression « lorsque le plan de sauvegarde de l’emploi comporte » au sein du nouvel alinéa de l’article L 1233-61. En effet, il n’y a un plan de sauvegarde de l’emploi uniquement, à la lecture du premier alinéa, lorsqu’il est envisagé de licencier au moins 10 salariés au cours d’une même période de 30 jours.

[9] Notamment des licenciements massifs et systématiques lors de transfert et cela basés uniquement sur la volonté du nouvel acquéreur de constituer lui-même ses équipes de travail.

[10] Proverbe cité par Aristote dans Éthique à Nicomaque, Livre II.

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