Frustration et malaise des surdiplômés

Toutes ces années d’études pour ça…

 

Introduction

 

Livrer une pensée sur un sujet qui a déjà fait l’objet de nombreux écrits (ouvrages ou articles) présente l’avantage d’avoir de la matière et l’inconvénient de l’angle d’attaque.

Cette étude ambitionne de livrer une réflexion synthétique sur la frustration et le malaise des surdiplômés. Chaque thème abordé sera référencé avec précision pour permettre aux lecteurs qui le souhaitent d’aller plus loin.

De prime abord, il paraît opportun de préciser que cette étude se focalise uniquement sur les métiers tertiaires étant donné que la robotisation du monde aujourd’hui produit un effet de vase communicant : les emplois peu qualifiés, pénibles et répétitifs sont depuis un moment pourvus par les machines. Ainsi, il y a un transfert dans des tâches de programmation, de surveillance, de maintenance de robot. Cela a entraîné une disparition d’emplois industriels vers une création d’emplois dans le tertiaire, le secteur de service.

La destruction d’emplois peu ou pas qualifiés n’est que la première étape d’un processus en marche. La deuxième étape fait (par la frustration qu’elle a commencé à créer) et fera bien plus de dégâts puisqu’avec le numérique, le tertiaire connaîtra une destruction massive d’emplois. Difficile alors, même pour les experts de dire quand cela se produira, dans un an, cinq ans ou dix ans. Tel un cancer généralisé, chaque cellule sera détruite une par une. Le point de rupture est pour bientôt.

Le dénominateur commun des métiers du tertiaire est de passer entre 7h à 10h par jour devant un ordinateur. Pour pousser la réflexion plus loin, on a tous le même métier. Bien évidemment, l’utilisation de l’ordinateur varie selon le secteur. Que se passera-t-il quand l’intelligence artificielle nous rendra, nous les humains, parfaitement inutiles et dépassés ? Nous dirigeons nous vers une société post-humaine ?

Cette étude établit un diagnostic désagréable mais pourtant nécessaire car elle « met au jour un malaise face à la révolution numérique, une vacuité, mais aussi une peur, non dénuée de fondement, chez certains gagnants de compétition scolaire, d’être la prochaine classe sociale à basculer hors de la catégorie des privilégiés »[1].

Alors même que les études sont de plus en plus longues et coûteuses, les (sur)diplômés font, en même temps, face aux bouleversements actuels : l’accumulation de difficultés à entrer dans le monde du travail ; la béante des écarts entre le niveau intellectuel requis pour obtenir un diplôme bac +5 et ce qu’exige réellement le travail au quotidien ; le déclassement et les bullshit jobs[2].

Ces trois situations engendrent, chacune à leur manière, un mélange de frustration et de malaise qui se manifestent de différente façon. Cette frustration touche davantage les enfants de la France périphérique que les diplômés des métropoles[3]. La société demeure, néanmoins, cramponnée à l’importance du diplôme. On constate même une massification de la scolarité vers le système de l’école supérieure, marché à frustration.

Cette massification de diplômés accroît le nombre d’intellectuels. En 1934, Paul Valéry publiait un ensemble de textes rassemblés sous le titre Propos sur l’intelligence (extrait : « On définit trop l’intelligence par la scolarité. L’intelligence devient alors une classe, la classe de ceux qui ont fait leurs études. Les études sont démontrées par les diplômes, preuves matérielles. Ce système est excellent pour la préservation et la transmission des connaissances, mais il est médiocre, sinon mauvais pour leur accroissement. Il arrive que la preuve matérielle, le diplôme, soit plus durable que ce qu’elle prouve, que le zèle, la curiosité, la vigueur mentale de celui qu’elle institue membre de la caste des lettrés. Parmi les inconvénients de ce système, il faut signaler l’ankylose de l’homme dans son attitude initiale. On me dit qu’il est possible en Amérique de changer de carrière à tout âge, de passer du libéral au manuel et réciproquement.) »

D’après la définition donnée par Paul Valéry, les personnes qui ont fait de longues études font partie de la classe des intellectuels. Cette acception de l’intelligence n’est pas parfaite mais elle nous permet de dérouler notre raisonnement. En effet, lorsque le travail des (sur)diplômés se résume à la participation à des réunions sans prise de décision, au reporting, à la gestion des mails et aux tâches administratives. Peut-on encore considérer les diplômés comme des intellectuels ?

Chapitre 1

Compétitivité scolaire et difficulté d’insertion professionnelle

Le Master, nouvelle norme des diplômés

Le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur est en constante augmentation, année après année. En parallèle, on constate un allongement de la durée des études, avec le Master qui s’impose de plus en plus comme la norme[4]. Julien GONZALEZ, explique cette « mastérisation » par la généralisation du LMD (Licence-Master-Doctorat) qui a entraîné, par un jeu de vases communicants, une élévation du niveau général. Les sorties en M1 se sont raréfiées, alors que le Master 2 est en passe de devenir le diplôme le plus délivré. D’après l’auteur, le nombre de bac +5 délivrés est deux à trois fois supérieur à ce que le marché du travail est en mesure d’absorber. Les conséquences sont préoccupantes : frustration des jeunes diplômés et de leurs familles, dévalorisation des diplômes, renchérissement du coût de l’enseignement supérieur, emplois moins qualifiés non pourvus.

Cette mastérisation entraîne une compétition dans le scolaire : surenchère d’investissement pour entrer dans la bonne école pour obtenir le bon diplôme. Pour Pierre BOURDIEU[5], la massification scolaire a favorisé la mise en place de nouveaux mécanismes permettant d’assurer la reproduction sociale. La notion de « capital culturel[6] » a notamment été développée pour expliquer le fait que les classes sociales se distinguent par « des distances inégales à la culture scolaire et par des dispositions différentes à la reconnaître et à l’acquérir ».

 Embauché au premier regard

L’entrée dans le monde du travail est de plus en plus difficile. Il vaut mieux être équipé en diplôme, avoir un réseau et/ou avoir un peu de chance pour trouver son premier emploi. Les grandes écoles cherchent à maintenir ou à étendre la renommée de leur école : on fait jouer le réseau des anciens diplômés et/ou celui des enseignants/intervenants. La compétition est plus rude à ce stade car une certaine hiérarchie s’installe entre les diplômés de grandes écoles et ceux de secondes zones. Les postes de premier plan sont accaparés par les 10 % des diplômés. Pour le reste, c’est-à-dire la majorité des diplômés, il faut s’insérer coûte que coûte : réseau, cooptation, candidature spontanée, réponses aux candidatures… Cette situation crée une reproduction incestueuse au sommet du système.

Généralement, le début des recherches s’oriente toujours vers le poste idéal. Il faut savoir « se vendre » parce que les cabinets de recrutement ou les entreprises recherchent le mouton à cinq pattes[7] :  jeunes diplômés avec expérience acceptant une rétribution parfois à peine supérieure au SMIC, opérationnel, du plug in play en somme. Après plusieurs entretiens infructueux, la stratégie change totalement, il faut juste trouver un emploi quitte à accepter le déclassement social : contrats précaires, missions vides de sens, perspectives d’évolution nulles, faible rémunération. Pour Philippe LEMISTRE « ce déclassement suppose un décalage défavorable entre les compétences acquises en formation initiale et requises dans l’emploi. Concrètement, dans une situation de déclassement, le niveau de qualification de l’emploi est inférieur au niveau auquel « devrait » donner accès le diplôme, ce qui suppose une norme de correspondance entre niveau de diplôme et qualification de l’emploi »[8].

Chapitre 2

Le temps du désenchantement

 Dans certaines entreprises, Darwin est de mise. Les cadres courent sur un tapis roulant. Tant qu’ils vont aussi vite que le tapis, tout va bien. En revanche, s’ils ont du mal à suivre, ils sont expulsés du tapis[9].

 La désillusion face à la réalité du travail

L’absence de stage jusqu’au Master éloigne les étudiants du monde du travail et la majorité des diplômes sont déconnectés de la réalité. En effet, très peu de formations proposent des Masters en alternance. Ce qui est dommage car il y a un décalage entre le niveau intellectuel requis pour obtenir un diplôme bac +5 et ce qu’exige le travail au quotidien.

Le spécialiste du malaise des cadres, Denis MONNEUSE, parle même d’un « pseudo-travail intellectuel ». Il constate que les cadres ont beau être qualifiés de producteur de l’économie de la connaissance, leur travail rime surtout avec réunions sans prises de décisions, reporting, gestion des mails et travail administratif. Morcelé, discontinu et difficilement programmable, leur travail s’apparente en des micro-tâches, si bien qu’il est difficile d’identifier leur valeur ajoutée et de se reconnaître comme partie prenante d’une œuvre collective.

Cela est d’autant plus frustrant que le respect des procédures établies est la norme, difficile dans ce cas d’approfondir un dossier, de prendre le temps de se documenter. Il faut aller vite, ce qui par moment donne l’impression de faire du « fast work » et du « mal travail »[10].

Résultat, le temps de la réflexion est confié au cabinet spécialisé. Le goût du travail bien fait et la conscience professionnelle deviennent même un fardeau[11]. Ce décalage entre les promesses universitaires et la réalité engendre de la frustration.

Le cadre, simple exécutant qui n’encadre plus personne

Cette catégorie sociale date des années 1930[12]. La normalisation du taylorisme, c’est-à-dire l’organisation scientifique du travail, a permis à cette catégorie sociale de se développer. En effet, les cadres sont des experts chargés d’assurer les fonctions support (organisation du travail, logistique, RH, finances, communication…) ou des managers servant de courroie de transmission entre la direction et les exécutants. Leur autonomie provient alors de la détention de compétences en gestion (gestion des hommes, de soi, du travail, d’un budget…)[13].

Pour le sociologue Denis MONNEUSE, cette catégorie sociale a évolué du salariat de confiance à celui qui se caractérise par un fort investissement symbolique et concret : la norme veut que le cadre ne compte pas ses heures, fasse preuve d’une disponibilité presque totale et ne participe pas aux mouvements sociaux (grève, manifestation, pétition…). Il est même exigé de lui une « implication morale »[14].

L’auteur souligne le malaise des cadres avec le ratio contribution/rétribution qui s’est détérioré. Cette équation mesure le sentiment d’équité[15] et son contraire, le sentiment d’exploration. En effet, chaque salarié calcule plus ou moins consciemment le rapport entre la contribution (charge de travail, productivité, disponibilité…) et sa rétribution (rémunération, épanouissement, plaisir, reconnaissance…). Ainsi, plus de 55 % des cadres se jugent mal payés par rapport à leur implication et à leur charge de travail, environ la moitié s’estiment sous-rémunérés par rapport à leurs responsabilités exercées[16].

Pour l’auteur, le déclassement social s’est accentué avec deux phénomènes : l’espace de travail avec la badgeuse, les bureaux partagés voire open-space (avoir un bureau individuel devient un luxe) et la difficulté de se concentrer.

L’absence de reconnaissance

Le besoin de reconnaissance peut s’expliquer par l’envie croissante de s’accomplir au travail. D’après Denis MONNEUSE, elle est au cœur de la motivation au travail. L’auteur du silence des cadres considère même que l’absence de reconnaissance est vécue comme une offense (une blessure morale, un sentiment d’humiliation) qui peut déboucher sur une perte de l’estime de soi.

La reconnaissance introduit de l’humanité dans le contrat de travail. Quand le travail se limite à une force de travail échangée contre un salaire, il donne l’impression de n’être qu’une simple ressource au service du profit, presque à l’instar d’une machine. Il en résulte alors un sentiment d’aliénation : on se sent étranger, dépossédé de son travail. Il est accaparé par autrui au lieu d’être l’expression de soi. Tandis qu’une contrepartie symbolique, matérialisée par des mots simples (« merci », « bravo », « tu as fait un bon travail » …), change tout car elle valorise l’huile de coude et de cerveau versée ainsi que le cœur mis à l’ouvrage.

L’absence de reconnaissance conduit certains cadres à changer d’entreprise. Changer d’entreprise, c’est changer de manager. Cela peut parfois suffire pour s’épanouir de nouveau : l’herbe est toujours plus verte ailleurs ou pas !

D’après l’APEC, près des deux tiers des cadres en poste envisagent un changement professionnel dans les trois années à venir, soit par un changement de poste en interne (42 %) et/ou un changement d’employeur (39 %) ou encore par la création d’une entreprise (12 %). Cette mobilité résulte de la volonté de découvrir de nouveaux horizons professionnels, d’avoir une meilleure rémunération ou encore d’accroître la dimension de leur poste.

Chapitre 3

Le temps de la révolte

 « Un cadre surchargé de travail et stressé est le meilleur cadre qui soit car il est ou elle n’a pas le temps de se mêler de tout, de s’embarrasser de petites choses, ni d’ennuyer les gens. » Jack Welch

Marre des bullshit jobs

L’expression de « bullshit jobs », « métier à la con » a été utilisée pour la première fois par l’anthropologue, David GRAEBER. Il distingue tous les emplois administratifs qui correspondent aux « fonctions support » qui forment le gros des troupes dans les sièges des grands groupes : les ressources humaines, le juridique, la finance, le marketing, la communication, le management. Graeber ajoute que la liste des « métiers à la con » regroupe potentiellement l’activité d’individus de toutes les classes sociales. L’auteur remarque que plus l’utilité d’un métier est manifeste, donc moins il est « à la con », et moins il est rémunéré[17]. C’est le paradoxe des métiers à la con, la société peut difficilement survivre à une grève d’instituteurs et d’éboueurs de plusieurs semaines, alors que l’on imagine que son fonctionnement ne serait pas profondément altéré si les juristes d’entreprise ou les consultants en marketing digital décidaient de suspendre leurs activités durant cette même période.

Le philosophe Mattew B. CRAWFORD souligne dans son ouvrage qu’« une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie post-industrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipulent plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est expropriée par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le process de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte ».

 En finir avec cette aliénation

Jean-Laurent CASSELY démontre au travers de son ouvrage qu’il y a une double crise existentielle qui se répand chez les jeunes membres des professions intellectuelles supérieures : ils sont paniqués à l’idée de de ne rien faire d’intéressant, et de mettre leurs capacités au service d’une cause dérisoire ou qu’ils réprouvent.

Pour Jean-Laurent CASSELY, les membres de ces professions craignent de n’apporter aucune valeur ajoutée à la société voire, dans certains cas, de perpétuer une forme d’aliénation, de servir des fins qu’ils réprouvent. Toutes les configurations sont possibles en croisant les racines de cette double crise du travail : un travail passionnant au service d’horribles multinationales cyniques et pollueuses, un travail rébarbatif dans une entreprise honnête ou au service d’une cause juste, et enfin, la double peine ; s’ennuyer au service d’un employeur que l’on déteste. Pour s’aligner avec ses valeurs et cesser de taper sur un clavier toute la journée, un retour vers sa passion d’enfance peut être la solution – se retrousser les manches et mettre les mains dans le cambouis.

La quête du concret, retour vers des métiers dits manuels

En évidence, il y a un conflit entre le management paternaliste, celui du vieux monde et les envies du salariat d’aujourd’hui. Désormais, gagner sa vie ne suffit plus, les salariés veulent en outre s’épanouir, prendre du plaisir tout en restant aligner avec leurs valeurs et effectuer un travail avec du sens et concret.

Le philosophe Matthew B. CRAWFORD est célèbre pour son essai « Eloge du carburateur »[18] aux Etats-Unis. Il relate comment son rejet de la vie de bureau l’a conduit à ouvrir un garage. Il affirme que les métiers intellectuels qu’il avait exercés par le passé lui paraissaient vidés de toute dimension intellectuelle.

Pour le philosophe, le crime de notre modernité est d’avoir éloigné le travail du travailleur, un processus tirant son origine du taylorisme, qui a organisé le remplacement progressif de l’artisan par l’ouvrier. Une logique qui se prolonge aujourd’hui dans les métiers de l’économie post-industrielle, puisque les intellectuels sont transformés en « travailleurs de la connaissance », autrement dit en ouvriers du savoir.

CRAWFORD démontre l’appauvrissement des tâches des métiers à dominante intellectuelle et conseille aux étudiants américains d’apprendre un métier plutôt que d’aller à la fac : « Vous aurez des chances de vous sentir mieux dans votre peau, et éventuellement aussi d’être mieux payé, si vous poursuivez une carrière d’artisan indépendant, qu’enfermé dans un bureau à manipuler des fragments d’information ou à jouer les créatifs de faible envergure ».

Jean-Laurent CASSELY, journaliste à Slate.fr, constate que depuis quelques années une vague de jeunes urbains diplômés quittent leur emploi pour satisfaire une envie de faire, de réaliser quelque chose de concret plutôt que de gaspiller leur temps dans un emploi de « cadre ou profession intellectuelle supérieure ». Que font ses nouveaux entrepreneurs ? Ils ouvrent un restaurant, un foodtruck, un café, une cave à vin, un bar à bières. Ils se forment à la pâtisserie, à la cuisine, à la boulangerie, à la menuiserie, à l’œnologie, à la torréfaction. Ils se lancent dans le petit commerce de proximité, le plus souvent en ville et non en campagne[19], manipuler ainsi les produits et les sélectionner. Malgré tout, « il y a encore un état d’esprit très français qui oppose le travail intellectuel et le travail manuel, alors que les deux se conjuguent sans cesse dans le travail des artisans », regrette François MOULOT, directeur de l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat (APCMA).

Oser se lancer dans cette aventure nécessite de prendre conscience de sa situation. Cette prise de conscience peut s’opérer par le truchement d’un bilan de compétences ou lorsque le corps dit « stop ».

Pour les plus courageux, la reconversion vers sa passion se fait sous conditions d’accepter le déclassement social (perte de son statut, baisse de ses revenus) car il faut recommencer en bas de l’échelle dans un nouveau secteur, sortir ainsi pour le coup de sa zone de confort et faire face aux regards des autres.

Cette réorientation radicale est bien sûr risquée puisqu’en plus du déclassement social, il faut avoir une capacité financière suffisante pour tenir le coup (se former, monter une affaire et en vivre).

L’association pour l’emploi des cadres (APEC) relève que « le processus de réorientation peut s’étaler sur plusieurs années, et les difficultés financières, temporelles et personnelles, se multiplier ». Il faut également apprendre à vivre dans l’incertitude, l’absence de salaires tous les mois.

 

 Conclusion :

Comment de purs produits des classes prépa et des grandes écoles, des managers fringants, des intellectuels pétris d’abstraction, se retrouvent-ils aujourd’hui dans un atelier ?[20]

L’envie de concilier la proximité avec la matière, avec le monde physique et l’encrage dans un territoire limité pousse les plus courageux à se lancer dans l’entreprenariat. On assiste ainsi à un développement d’une nouvelle bourgeoisie de proximité. Cet artisanat urbain, dégoûté ou lassé par ce travail immatériel, ressent le besoin de se reconnecter en s’orientant vers des métiers manuels qui permettent de redécouvrir du sens (visuel, auditif, kinesthésique, olfactif et gustatif). C’est également une façon de (re)définir son identité et par la même occasion de se détacher du virtuel (qui au lieu de nous libérer nous fait perdre nos repères).

Deux convictions pour terminer cette étude. Ma première conviction est que le monde est devenu complexe et très changeant. C’est de cette complexité qu’émergera un nouveau salariat avec pour critère déterminant : la singularité et la diversité. C’est le petit plus, l’expérience hors cadre scolaire qui fait et fera la différence. Il faut dès lors construire sa singularité, sa diversité et faire comprendre à tout le monde en quoi on est singulier : créer en somme, le storytelling de son profil. C’est indispensable parce que, la transformation numérique, pousse les entreprises à privilégier la diversité et des profils singuliers.

Ma deuxième conviction est que la construction d’un écosystème-salariat, qui allie épanouissement et sens au travail, est possible. Pour cela, il faut passer de l’employé simple courroie de transmission de l’entreprise et interchangeable à celui d’élite. L’employé d’élite est dans une logique d’apprentissage constante pour développer-renforcer ses compétences et comprend le marché du travail. Tel un surfer, le salarié d’élite doit s’adapter en permanence aux nouvelles vagues de changement.

 

Paul Messi

 

 

[1] Jean-Laurent CASSELY, La révolte des premiers de la classe : Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, Les éditions ARKHE, mars 2017.

[2] David GRAEBER, « On the phenomenom of bullshit jobs », Strike! Magazine, 17 août 2013. [https://strikemag.org/bullshit-jobs/]

[3] Marie Duru-Bellat affirme même que « Les enfants de milieu populaire qui accèdent aujourd’hui à des diplômes plus élevés que leurs parents n’en obtiennent pas pour autant des positions sociales plus élevées parce que le rendement de ces diplômes sur le marché du travail a dans le même baissé. »

[4] Julien GONZALEZ, Enseignement supérieur : les limites de la « mastérisation », Fondapol, juillet 2015.

[5] Voir notamment Pierre Bourdieu, « Classement, reclassement, déclassement », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 24, n°24, novembre 1978, p.2-22.

[6] In Pierre BOURDIEU et Jean-Christophe PASSERON, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Edictions de Minuit, 1970.

[7] Les cabinets de recrutements et/ou les entreprises utilisent des méthodes de sélection de plus en plus sélectives. Certaines d’entre-elles flirtent parfois avec le mépris du candidat. A quand le recours aux techniques de sélection ésotériques.

[8] Philippe LEMISTRE, « Déclassement et chômage : une dégradation pour les plus diplômés ? Etat des lieux de 2007 à 2010 », Céreq Net. Doc n°123, mai 2014.

[9] D’après l’Apec, « Les modes de gestion des cadres en difficulté », juillet 2010, p. 46.

[10] Cf. D. Cartron et al., « Fast work et maltravail », CEE, Conférence « Organisation, intensité du travail, qualité du travail », 21-22 novembre 2002.

[11] Y. Clot, Le travail à cœur, La Découverte, 2010.

[12] L. Boltanski, Les cadres, Minuit, 1982. Les cadres ont néanmoins toujours existé puisque les armées antiques faisaient déjà appel à ce que l’on appelle des officiers aujourd’hui. Ce terme provient d’ailleurs du langage militaire.

[13] Denis MONNEUSE, Le silence des cadres : Enquête sur un malaise, Vuibert, 2014.

[14] J. Goldthorpe, « On the sevice class, its formation and future », in Giddens et Mackenzie (dir.), Social class and the division of labor, Cambridge University Press, 1982.

[15] J. S. Adams, « Toward an understanding of inequity », Journal of abnormal and social psychology, vol. 67, n°5, 1963.

[16] F. Dubet et at., Injustices, Seuil, 2006 ; Apec, « Femmes cadres et hommes cadres », mars 2011.

[17] David GRAEBER, ouvr. Cit.

[18] Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2016.

[19] Jean-Laurent CASSELY, La révolte des premiers de la classe : Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, Les éditions ARKHE, mars 2017.

[20] Laurence DECREAU, L’élégance de la clé de douze : Enquête sur ces intellectuels devenus artisans, Lemieux Editeur, 2015.

2 comments

  1. Le retour aux valeurs essentielles et à la reconnaissance des engagements de chacun est une réponse partielle au mal être professionnel pour toutes les catégories socioprofessionnelles, peut être qu’il est temps de permettre à chacun de retrouver la notion de sens au travail. En privilégiant le lien, la cohésion, il est possible d’entretenir la motivation, en identifiant les zones d’inconfort de chacun en fonction des métiers, il est possible de répondre aux attentes des salariés, des travailleurs, des indépendants., des investis oubliés. La reconnaissance des investissements, des niveaux de compétences, le développement tout au long de sa vie professionnelle sont des clefs à la mobilisation dans la durée. Et si cette période chargée d’objectifs et d’exigences s’allégeait? Et si nous ralentissions pour travailler en phase avec notre corps, nos capacités réelles, en nous rapprochant des autres? Si la dématérialisation a fait ses preuves, elle contribue cependant à complexifier nos missions, à nous faire perdre un temps précieux que nous pourrions mettre à profit pour se relier, pour être plus créatif dans nos métiers. il est compliqué pour des jeunes diplômes de se projeter et de croire à un avenir meilleur, de croire qu’il sera facile de se faire plaisir et de s’accomplir professionnellement car les contraintes professionnelles sont bien réelles et peu de préparation à ses réalités sont mises en oeuvre pour outiller ces juniors de l’emploi.
    Cette perte profonde de sens entraîne des épuisements professionnels de plus en plus prématurés. Nos organisations manquent de souplesse et de flexibilité. Assouplir ne veut pas dire perdre de l’efficacité mais bien au contrainte, par ce mouvement et tout en douceur il est facile de permettre l’intégration de ces jeunes et ainsi les mobiliser dans la durée. Nous résistons globalement au changement de nos organisations alors que nous sommes en capacité de transformation. Le retour à la simplicité dans le monde professionnel est un engagement à prendre en compte pour développer de nouvelles énergies positives au travail. Les années à venir nous contraindront à inventer de nouveaux systèmes pour replacer l’individu au centre du travail afin de lutter contre la démotivation, la perte de sens, le mal être au travail, le stress. Nous avons tous des ressources incroyables pour nous adapter mais pas au prix de toucher à notre vitalité, notre santé au travail.

    Dans cette quête du retour au sens, le management est une boussole, un guide pour de nombreux collaborateurs, il est donc important de former et préparer ces nouvelles générations de futurs cadres et de repenser notre système éducatif, d’apprentissages, de formation pour qu’il favorise ce projet d’intégration durable des juniors.

    • Bonjour Nathalie,

      Je n’avais pas lu ton commentaire, je partage ta conclusion : le changement passe nécessairement par la sensibilité et la formation des futurs managers. Nous prolongerons cette discussion samedi.

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