La liste des frasques de Robert Ménard s’allonge dans l’indifférence du juge de l’urgence

     Robert Ménard, l’actuel maire de Béziers, ne cesse de défrayer la chronique. Quelques mois seulement après avoir exposé une crèche de Noël à l’entrée de sa mairie, l’élu biterrois est au cœur d’une nouvelle polémique, faisant ainsi les choux gras de la presse généraliste.

L’intéressé a en effet déclaré à l’occasion d’une interview télévisée, et à une heure de grande écoute, disposer du pourcentage exact d’élèves musulmans composant les classes de maternelle et primaire de la commune héraultaise. Cette déclaration pouvait légitimement amener ses interlocuteurs à penser que l’ancien journaliste avait eu recours à des méthodes plutôt douteuses, à savoir un hypothétique listing des élèves présumés musulmans ou de confession musulmane en fonction de leurs prénoms, pour quantifier les différents groupes ethniques et religieux présents à Béziers et se servir de ces chiffres à des fins politiques.

Suite à cela, le CRI (Coordination contre le racisme et l’islamophobie) a saisi le tribunal administratif de Montpellier d’un référé-liberté, sur le fondement de l’article 521-2 du code de justice administrative (CJA), tendant à faire cesser les agissements supposés de la commune et à l’enjoindre de remettre au tribunal les copies des listes dont s’agit. Par une ordonnance du 11 mai 2015, la requête a été rejetée et la nouvelle largement relayée par les médias. Or, et alors que l’homme politique se targue sur tous les plateaux de télévision d’avoir obtenu gain de cause dans cette affaire, une étude plus poussée de l’ordonnance en question nous permet de nuancer cette position de manière significative.

En réalité, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté la demande en raison d’un simple défaut d’urgence ne justifiant pas la prise de mesures dans de très brefs délais (III), ce qui est d’autant plus critiquable que par la même ordonnance, le juge a reconnu l’existence d’une nouvelle liberté fondamentale au sens du référé-liberté (I), ainsi que la violation manifestement illégale de cette liberté par la commune (II).

I.   La consécration d’une nouvelle liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA

 

     Le référé-liberté est la grande innovation introduite par la loi du 30 juin 2000 [1] et codifiée à l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Il s’agit d’un recours autonome créé pour remédier à l’incapacité du juge administratif à assurer en urgence la protection des libertés fondamentales. Il a donc vocation à être mis en œuvre contre les agissements les plus graves de l’administration et permet au juge de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire cesser l’atteinte à la liberté fondamentale dont il est question. Il ressort de la lecture dudit article que le prononcé d’une mesure par le juge du référé-liberté est soumis à quatre conditions cumulatives : le requérant doit prouver l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, tout ceci dans une situation d’urgence avérée.

Si l’urgence ou le caractère grave et manifestement illégal de l’atteinte sont des critères fréquemment rencontrés par les juristes, la notion de liberté fondamentale présente ici une singularité qui nécessite quelques précisions. En effet, le Conseil d’État adopte une conception large et autonome de la notion de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. En d’autres termes, le juge administratif procède de manière casuistique en dégageant de nouvelles libertés fondamentales en fonction des espèces qui se présentent à lui, que ces libertés soient protégées constitutionnellement ou non. En matière religieuse, le Conseil d’État a d’ores-et-déjà reconnu la liberté de culte [2], ou encore la libre disposition des biens nécessaires à l’exercice du culte [3], comme des libertés fondamentales au sens de l’article susmentionné.

Or, et c’est là tout l’intérêt de notre étude, le juge des référés en charge de l’affaire des présumées listes d’enfants musulmans de Béziers a explicitement reconnu l’existence d’une nouvelle liberté fondamentale au sens du référé-liberté. Il s’agit selon lui du « droit pour toute personne ou groupe de personnes de ne faire l’objet d’aucun recueil d’informations sous quelque forme que ce soit fondé sur l’appartenance à une religion » (considérant 2).

Il est intéressant de noter que, alors même qu’il n’est pas tenu de le faire, le juge montpelliérain précise que cette liberté procède du principe de non-discrimination présent à plusieurs reprises au sein du bloc de constitutionnalité. S’agit-il d’une solution d’opportunité ou d’une réelle liberté fondamentale reconnue à l’administré ? Il conviendra d’attendre que le Conseil d’État se prononce sur la question afin de ne pas tirer de conclusions trop hâtives, mais cette ordonnance montpelliéraine fait déjà beaucoup de bruit.

II.   Le caractère manifestement illégal du traitement de données personnelles effectué par la commune de Béziers

 

     Qu’en est-il du fichage ethnique et religieux en France ? Robert Ménard a-t-il adopté un comportement pénalement répréhensible ? Si les faits étaient avérés, à quelles sanctions s’exposerait-il ? Tentons d’apporter à ces questions quelques éléments de réponse : le cadre juridique dans lequel s’inscrit le traitement de données à caractère personnel est défini législativement, et ce depuis une loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés qui a subi plus d’une vingtaine de modifications depuis son entrée en vigueur.

L’article 2 de cette loi définit la donnée à caractère personnel, le traitement de données à caractère personnel et le fichier de données à caractère personnel, tandis que son article 8, auquel il n’est pas fait référence en l’espèce, précise qu’un tel traitement est illicite lorsque les données « font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ». Les articles suivants nous apprennent, pour leur part, qu’enfreindre ces dispositions revient à s’exposer à une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison et 300 000 euros d’amende (hors amende supplémentaire pouvant être infligée par la CNIL).

Si, dans le quatrième considérant de la présente ordonnance, le juge de l’urgence nie, sur la base des informations dont il dispose, l’existence de « fichiers spécifiques, dématérialisés ou non, fondés sur l’appartenance religieuse, réelle ou supposée, des élèves inscrits dans les établissements scolaires de la commune », il affirme dans le considérant suivant que la collecte d’informations, à partir des listes scolaires, constitue bien un traitement de données à caractère personnel. Il conclut dans le sixième considérant que, fondé sur un « critère discriminant d’appartenance présumée à une religieux », ce traitement de données ne peut « poursuivre aucun objectif légalement admissible et constitue donc par lui-même, quels que soient les buts en vue desquels son ou ses auteurs affirment avoir agi, une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale », celle que consacre un considérant 2 auquel il est justement fait renvoi.

En d’autres termes, de la même manière que l’article 8 suscité, dont s’inspire clairement le juge, interdit la simple collecte de données à partir d’un critère discriminant, l’ordonnance s’attaque au « recueil d’informations sous quelque forme que ce soit ». Elle entend également rappeler au défendeur que le simple fait de recourir à cette méthode constitue, sans qu’il soit besoin de connaître les raisons pour lesquelles ce listing a été effectué, une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Il ne fait pas de doute que la commune de Béziers a procédé à un traitement illicite, parce que guidé par un critère discriminant, de données à caractère personnel. C’est donc pour défaut d’urgence que le tribunal administratif rejette la requête.

III.   Le rejet de la requête pour défaut d’urgence

 

     Pour une grande majorité de la doctrine, la condition d’urgence en référé-liberté paraît presque superfétatoire. Est-il véritablement légitime qu’un juge constate une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale sans pour autant en déduire l’urgence à prendre des mesures pour la faire cesser ? La question se pose, et avec elle celle de la création d’une présomption d’urgence en cas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Or, en l’espèce, le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier justifie le défaut d’urgence par le fait qu’ « en dehors des déclarations publiques faites par son maire, la commune de Béziers [n’a pas], dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, utilisé ou manifesté l’intention d’utiliser les données mentionnées ci-dessus à des fins susceptibles de justifier que soit ordonnée, à très bref délai, aucune mesure qui serait nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale » (considérant 7). En d’autres termes, le requérant n’a pas démontré l’urgence permettant au juge, dans le cadre de l’article 521-2 du CJA, de prononcer les mesures nécessaires pour garantir la protection des libertés qui étaient en l’espèce atteintes. Le tribunal administratif précise, en effet, qu’aucune mesure ne devait être prononcée « à très bref délai » compte tenu des intentions présumées du maire « en l’état des informations [qui lui étaient] soumises ».

L’ordonnance rappelle donc que la condition d’urgence subsiste, mais surtout confirme la particularité de son appréciation dans le cadre du référé-liberté, conformément à la jurisprudence issue de l’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 28 février 2003, Commune de Pertuis. Les juges du Palais-Royal avaient, à cette occasion, précisé qu’en distinguant les procédures inhérentes d’une part au référé-suspension (article 521-1 du CJA), et d’autre part au référé-liberté (article 521-2 du CJA), le législateur avait entendu répondre à des situations différentes.

Il en résulte que la situation d’urgence caractérisée au sens du référé-suspension ne suffit pas forcément dans le cadre du référé-liberté, et ce compte tenu du délai de 48 heures dont dispose le juge pour statuer. En d’autres termes, l’urgence doit nécessairement s’apprécier par rapport à l’office même du juge du référé-liberté. Pour autant, la conception restrictive de la condition d’urgence n’a pas empêché la Haute Juridiction administrative d’admettre, dans une ordonnance du 17 mars 2010, Larkhawi, l’existence d’une présomption d’urgence en matière de droit des étrangers. La question de l’extension de ces présomptions d’urgence reste donc posée.

L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Montpellier le 11 mai 2015, si elle vient consacrer largement la protection des libertés fondamentales dans son principe, présente néanmoins quelques zones d’ombre qui mériteraient un éclaircissement à l’occasion d’un éventuel appel. Cependant, rien ne prouve que le principal défendeur aurait obtenu gain de cause dans le cadre d’un procès au fond. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le juge des référés n’ait pas jugé bon de condamner la partie perdante au paiement des frais irrépétibles.

En tout état de cause, le maire de Béziers, Robert Ménard, s’est publiquement réjoui de sa victoire dans un communiqué de presse paru le même jour [4], la justice ayant reconnu l’absence de « fichiers spécifiques, dématérialisés ou non, fondés par l’appartenance religieuse, réelle ou supposée, des élèves inscrits » (considérant 4). Il en a d’ailleurs profité pour lancer un appel « aux parlementaires afin qu’une nouvelle loi permette de connaître l’exacte réalité » au travers de statistiques ethniques.

Notons la touche d’humour du maire biterrois qui, faisant référence à Mark Twain et à sa célèbre citation selon laquelle il existerait trois formes de mensonges, à savoir « les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques », a estimé que « l’écrivain américain aurait pu en ajouter un quatrième : l’absence de statistiques, qui n’est jamais qu’un mensonge par omission ».

 

Simon BAJN

Master 2 Droit et Pratique des contentieux publics

Université Aix-Marseille III

[1] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives.

[2] CE, ordo. du 16 février 2004, M. B, JRCE, n°264314.

[3] CE, ordo. du 25 août 2005, Commune de Massat, Lebon, n°284307.

[4] Communiqué de presse de la ville de Béziers, 11 mai 2015.

Pour en savoir + :

-Lire l’ordonnance : http://montpellier.tribunal-administratif.fr/content/download/42596/369014/version/1/file/CRI%20%20%28n%C2%B0%201502575%29.pdf

-Lire l’article L. 521-2 CJA : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006449327&cidTexte=LEGITEXT000006070933

-Sur les différents référés :  http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/approfondissements/differents-referes.html

-Lire la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000886460

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/05/06/quatre-questions-sur-les-statistiques-ethniques_4628874_4355770.html

http://www.huffingtonpost.fr/philippe-foussier/fichage-ethno-religieux-menard-beziers_b_7255102.html

 

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