La modulation dans le temps des décisions administratives

 


 

 

Actualité

 

L’arrêt du Conseil d’Etat du 19 décembre 2008, qui ne présente à première vue aucune spécificité, intervient dans le contexte de la création par la loi du 5 mars 2007, d’un « Pôle de l’instruction » ayant pour vocation l’instruction des affaires pénales complexes par un collège de juges. Le décret d’application du 16 janvier 2008, objet du litige, n’a pas respecté les conditions de forme qui s’imposaient à lui. En effet, le Comité Technique Paritaire ayant pour mission de contrôler les décisions prises par l’administration susceptibles d’avoir un impact sur les conditions de travail des agents n’a pas été régulièrement constitué. Le Conseil d’Etat annule donc le décret pour vice de procédure.

Cette décision de la haute juridiction administrative est originale en ce qu’elle module les effets dans le temps de cette annulation. Les juges, voulant accorder à l’administration un délai de quatre mois afin de régulariser la situation et adopter un décret qui respecterait les conditions de forme requises, décident de ne pas conférer un caractère rétroactif à la décision d’annulation du décret litigieux.

Cette modulation ne constitue pas en elle-même une innovation, l’arrêt AC ! du Conseil d’Etat de 2004 ayant admis que l’on puisse moduler les décisions dans le temps lorsque la rétroactivité emporterait des conséquences préjudiciables, notamment à l’intérêt général.

 

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Historique : un système binaire de décision

 

 

Les conséquences classiques d’un recours pour excès de pouvoir

 

Le juge administratif intervient au titre de quatre contentieux différents : l’excès de pouvoir, la pleine juridiction, l’interprétation ou l’appréciation de la légalité, et la répression. L’excès de pouvoir, pour sa part, n’est pas fondé sur des textes mais sur la pratique du Conseil d’Etat. Il consiste en le fait pour un requérant de demander au juge de se prononcer sur la légalité d’une décision administrative. Tout acte administratif peut faire l’objet d’un tel recours selon un arrêt du Conseil d’Etat du 17 février 1950 qui a même conféré à ce principe la valeur de « principe général du droit ».

Une fois le recours pour excès de pouvoir exercé, le juge conclu soit à la légalité de l’acte et déboute le requérant de sa demande (qui peut ensuite interjeter appel ou se pourvoir en cassation suivant le niveau de procédure), soit à l’illégalité de l’acte, qui emporte annulation rétroactive de ce dernier.

 

 

Les aménagements du couple rejet-annulation

 

 

Le juge a développé plusieurs manières de contourner le problème, avant de l’attaquer frontalement. Tout d’abord, afin d’éviter l’annulation de l’acte, le juge va recourir à une annulation partielle des dispositions litigieuses de l’acte (exemple : arrêt du Conseil d’Etat du 10 octobre 1958, « Union de la propriété bâtie »). Dans un autre cas, il a même évité de prononcer l’illégalité, en modifiant directement la disposition d’un code ! Il ne s’agissait en l’espèce que d’une erreur de numérotation dans un renvoi, mais la pratique apparaît tout de même contestable… (arrêt du Conseil d’Etat du 25 mars 2002, « Caisse d’assurance accidents agricoles du Bas-Rhin »). Il a également recours aux annulations « en tant que » ou « en tant que ne pas », qui expliquent en quoi le décret est annulé parce qu’il a fait, ou n’a pas fait quelque chose. Cette dernière pratique correspond en réalité à une annulation partielle motivée.

Le juge a ensuite mis en place une annulation différée, illustrée notamment par l’arrêt du Conseil d’Etat du 27 juillet 2001, « Titran ». Par cette solution, le juge accorde un délai à l’administration afin qu’elle ait la possibilité de régulariser la situation.

 

Droit positif

 

L’arrêt AC !

 


Cet arrêt modifie irrémédiablement la situation. L’affaire concernait deux conventions d’assurance chômage. Alors que l’une est déjà rentrée en vigueur, l’autre reste à adopter et n’entrera en vigueur que quelques mois après l’intervention du juge. Les arrêtés qui permettent leur effectivité se révèlent tous deux illégaux. Théoriquement, le juge est censé les annuler rétroactivement mais une telle annulation aurait des conséquences désastreuses (des milliers de personnes étant concernées), notamment car elle serait susceptible de créer un vide juridique le temps que la convention chômage future vienne relayer l’ancienne convention annulée. Le Conseil décide donc d’annuler seulement pour l’avenir l’arrêté de la première convention (ce qui revient à l’abroger), d’annuler l’arrêté concernant la seconde, et de laisser deux mois à l’administration avant que l’annulation prenne effet afin qu’elle puise régulariser la situation.

 

Les conditions de la modulation dans le temps de l’annulation

 


Tout d’abord, il est important de préciser que la modulation est une exception. Afin de moduler sa décision, le juge dresse un bilan avec d’un côté, l’illégalité et la situation qu’elle engendre, de l’autre, l’annulation et les conséquences qu’elle engendrerait. Suivant l’analyse qui est faite par le juge, ce dernier décide s’il vaut mieux annuler et complètement purger l’ordre juridique, ou laisser subsister des situations qui ont pu être illégales. Il peut moduler de deux manières l’annulation :

  • Ex tunc : l’annulation est rétroactive, mais n’intervient qu’à compter d’un certain délai.

  • Ex nunc : l’annulation vaut seulement pour l’avenir.

Bien sur, il peut associer les deux modalités, ce qu’il a fait en 2004 avec l’arrêt « AC ! ».

 

Depuis cinq ans, ce type de décisions s’est reproduit plusieurs fois. Ce mouvement s’inscrit dans le cadre d’un renforcement conséquent des pouvoirs du juge, avec la création du référé-liberté (loi du 30 juin 2000) et du pouvoir d’injonction (loi du 8 février 1995).

 

L’essentiel

 


  • Une citation prémonitoire sur le sujet : « Il ne faut pas se dissimuler que, depuis quelques temps, le Conseil d’Etat se trouve à l’étroit dans ses pouvoirs d’annulation que lui confère le recours pour excès de pouvoir ». Maurice HAURIOU, note sous l’arrêt « Daraux », début du XXe siècle.

  • L’arrêt incontournable : l’arrêt AC ! du 11 mai 2004.

  • Un article fort intéressant : Bernard PACTEAU, Vicissitudes (et vérifications ?) de l’adage « Juger l’administration, c’est encore administrer », Mélanges Moderne, Dalloz, 2004, p.317

Antoine Faye

 

 

Pour en savoir plus :

Concernant les quatre types de recours contentieux :


Les quatre types de recours.
LAFERRIERE Edouard, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, PUF, Paris, 1887-1888.

 

Concernant l’arrêt AC ! :


Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, 15e édition, Dalloz, 2005, p.913
RFDA 2004.438, JCP 2004.II.10189 / JCP A 2004, p.1662

 

Concernant l’évolution du recours pour excès de pouvoir :


Jean-Marie WOEHRLING, Vers la fin du recours pour excès de pouvoir ?, Mélanges Brébant, 1997, p.777.
Francis DONNAT et Didier CASAS, L’office du juge administratif dans la jurisprudence récente du Conseil d’Etat, JCP Droit Administratif, mai 2004, p.9.

Tous les arrêts cités seront disponibles sur le site du Conseil d’Etat (www.conseil-etat.fr).

 

 

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