Les silhouettes féminines de Dannemarie à l’épreuve des libertés fondamentales

     Enjeu grandissant des politiques publiques depuis ces vingt dernières années, le respect de l’égalité homme-femme par les personnes publiques, notamment par le prisme de la parité, ouvre la perspective de contentieux nouveaux. Plus fréquent sur le fondement de la discrimination professionnelle, il s’ouvre désormais sur le non-respect du principe d’égalité dans l’action publique.

Une ordonnance du juge des référés du Conseil d’État, rendue le 1er septembre dernier, précise la portée de ce moyen dans le cadre du référé-liberté[1]. L’égalité homme-femme est-elle une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ? Telle était la question posée au Conseil d’État dans l’affaire controversée des silhouettes de Dannemarie.

Les faits de l’espèce étaient relativement simples. Le maire de la commune de Dannemarie dans le Haut-Rhin organise chaque année des manifestations autour d’une thématique. L’année 2017 est consacrée à la femme. À cette fin, le maire de la commune a organisé une exposition de silhouettes féminines réparties sur le territoire de la commune. Estimant qu’elle portait atteinte à la condition de la femme en raison des positions suggestives arborées par certaines silhouettes, une association de défense des droits des femmes a saisi le juge administratif en référé.

I- L’égalité homme-femme, une liberté fondamentale ?

 

Défini à l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA), le référé-liberté permet au juge administratif, saisi d’une demande justifiée par l’urgence, d’« ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »

Ainsi, trois conditions de recevabilité doivent être réunies :

  • Une condition d’urgence ;
  • Une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
  • Une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public doit être auteur de cette atteinte.

Si les première et troisième conditions ne posaient pas de difficulté, la question résidait sur le point de savoir si l’égalité homme-femme constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA.

À cette interrogation, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg avait répondu affirmativement[2]. Au soutien de cette argumentation était avancé l’article 1er de la loi du 4 août 2014 qui dispose que : « L’État et les collectivités territoriales, ainsi que leurs établissements publics, mettent en œuvre une politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée. Ils veillent à l’évaluation de l’ensemble de leurs actions.
La politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes comporte notamment :
1° Des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les violences faites aux femmes et les atteintes à leur dignité ;
2° Des actions visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ;
3° Des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes ;
4° Des actions visant à assurer aux femmes la maîtrise de leur sexualité, notamment par l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse […] »

En relevant que certains panneaux mettent en scène les femmes dans des positions dégradantes, suggérant parfois une « situation de racolage » ou des attitudes « lascives », ces silhouettes semblaient entrer dans le champ d’application de cette disposition.

Il est vrai que les lois adoptées ces quinze dernières années tendent à accroître la garantie de l’égalité homme-femme. La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999[3] a ainsi gravé dans la Constitution le principe de l’égalité homme-femme en matière de « mandats électoraux », de « fonctions électives », ainsi que de « responsabilités professionnelles et sociales »[4].

En dehors de dispositions sectorielles, seul le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 garantit des droits égaux entre les hommes et les femmes dans tous les domaines.

Pour autant, toute disposition de nature constitutionnelle n’est pas systématiquement une liberté fondamentale. Ainsi, le Conseil d’État n’a jamais consacré le principe d’égalité comme liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative[5]. Tout au plus l’a-t-il fait dans le cadre de l’égal accès à l’instruction, lui aussi prévu par le Préambule de la Constitution de 1946 (13ème alinéa) et mis en œuvre au sein du code de l’éducation[6].

Il réaffirme cette position dans le cas d’espèce, en considérant que « la méconnaissance du principe d’égalité ne révèle pas, par elle-même, une atteinte [grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale] », tout en soulignant que « certaines discriminations peuvent, eu égard aux motifs qui les inspirent ou aux effets qu’elles produisent sur l’exercice d’une telle liberté, constituer des atteintes à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».

Le juge des référés conclut en conséquence à l’absence de volonté de la part de la commune de discriminer, et à l’absence d’atteinte à une liberté fondamentale. La condition prévue à l’article L. 521-2 du CJA n’est donc pas remplie. Cette position stricte, au moins de prime abord, se justifie également par l’office du juge des référés dans le cadre de l’article L. 521-2 du CJA qui, eu égard à la gravité de l’atteinte, doit se prononcer dans un délai de 48 heures pour faire cesser cette dernière.

II- Les panneaux stéréotypés, violation de la dignité de la personne humaine ?

 

      Moyen soulevé par l’association, le non respect de la dignité humaine est de jurisprudence constante une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du CJA[7]. Protégée par l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, elle a pour objet de prévenir les traitements inhumains et dégradants.

Il est indubitable que certaines silhouettes pouvaient, même si l’intention de la mairie était toute autre, apparaître comme choquantes et dégradantes.

Il semble que cet argument butte sur l’exigence d’une violation « grave et manifeste » de la dignité humaine. En effet, il est indispensable qu’il existe un lien entre l’illégalité alléguée et la gravité de ses effets sur l’exercice de la liberté fondamentale en cause[8].

Dans son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État a pu estimer qu’en l’espèce,  « si, en dépit des intentions affichées par la commune, les panneaux incriminés peuvent être perçus par certains comme véhiculant, pris dans leur ensemble, des stéréotypes dévalorisants pour les femmes, à l’opposé de l’objectif poursuivi par le législateur lors de l’adoption de la loi du 4 août 2014, ou, pour quelques-uns d’entre eux, comme témoignant d’un goût douteux voire comme présentant un caractère suggestif inutilement provocateur s’agissant d’éléments disposés par une collectivité dans l’espace public, leur installation ne peut être regardée comme portant au droit au respect de la dignité humaine une atteinte grave et manifestement illégale de nature à justifier l’intervention du juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, dans un délai de quarante-huit heures. »

Par conséquent, des évolutions demeurent nécessaires pour assurer l’effectivité du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Ces évolutions devront passer par une prise de conscience collective, le juge administratif se bornant alors à en sanctionner les violations intentionnelles et graves.

 

                                                                                                                      Loïc LANCIAUX

Pour en savoir plus :

GILTARD Daniel, « Référé (Urgence) », Répertoire de contentieux administratif [en ligne], Dalloz : octobre 2011, disponible sur dalloz.fr.


[1]
CE, Ord., n° 413607, 1er septembre 2017, Commune de Dannemarie c/ Association Les effrontées.

[2] TA Strasbourg, Ord., n°1703922, 9 août 2017, Association Les effrontées.

[3] Loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les femmes et les hommes.

[4] Article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958.

[5] Pour exemple : CE, Ord., n°278435, 14 mars 2005, Gollnisch : « Considérant que si le requérant se prévaut […] d’une méconnaissance du principe général d’égalité devant la justice, ce principe est distinct des libertés fondamentales dont la protection relève de la procédure instituée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».

[6] CE, Ord., no 344729, 15 décembre 2010, Min. Éducation nationale, jeunesse et vie associative c/ M. et Mme Peyrilhe,

[7] CE, Ord., n°315622, 14 novembre 2008.

[8] CE, Ord., no 353508, 27 octobre 2011, Min. Intérieur, Outre-mer, Collectivités territoriales et Immigration c/ Sultanyan,

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