La Place de Paris: prochain hub de la finance islamique en Europe?

Au mois de septembre dernier Goldman Sachs annonçait son projet d’émission de sukuks[1] représentant 500 millions USD[2]. Elle emboîtait le pas à la HSBC, qui était jusqu’à maintenant l’unique établissement occidental à conclure de telles opérations. Goldman Sachs avait pourtant eu pour projet de lever 2 milliards USD au cours de l’année 2011, projet qui n’avait pas été concrétisé à défaut de validation par les érudits musulmans, pour contrariété aux principes islamiques. La Société générale avait quant à elle obtenu l’autorisation avant l’été d’émettre des sukuks en Malaisie, pour un montant de 226 millions d’euros.

Bien que la finance dite « classique » soit majoritaire dans le monde musulman, la finance islamique est aujourd’hui en constante progression[3]. Si son apparition remonte au début des années soixante-dix, elle prend cependant son essor en 1975 au moment du boom pétrolier, notamment.

En Europe, il est désormais impossible de rester indifférent face aux importantes liquidités des pays du golfe, aujourd’hui estimées à 1600 Milliards USD. Depuis 2003, l’augmentation du prix du pétrole représente 25% par an et risque de se maintenir au-dessus de 10% par an dans les trente années à venir.[4]

En effet, selon le rapport JOUINI-PASTRE[5], rédigé en 2007 à la demande de Christine Lagarde, les capitaux compatibles avec l’ordre moral islamique représenteraient dans les années 2020 un marché équivalent à 100 milliards d’euros. On constate par ailleurs qu’en 2008, l’indice Islamique (S&P 500, S&P 500 Charia) a poursuivi son évolution malgré la crise des subprimes[6]. Certains juristes estiment que dans un contexte financier islamique, cette même crise aurait été moins violente, voire inexistante[7].

La mise en place de ces structures permettrait donc aux émetteurs français de « capter une partie de la manne pétrolière à travers l’émission d’obligations conformes à la Charia » [8] et d’offrir à la communauté musulmane (la plus importante d’Europe) des prêts respectant la loi Islamique[9]. Commandés par le respect de principes coraniques (I), les instruments de finance islamique ne sont pas universels (II), mais ils représentent une alternative pertinente[10] à la finance « classique ». Le droit fiscal français a su s’y s’adapter (III).

  1. Les principes fondamentaux de la Finance Islamique

La finance islamique consiste, à l’instar de  la finance « classique », à mobiliser les ressources financières pour les allouer à différents projets d’investissement. La spécificité de la finance islamique tient au respect de principes et d’interdiction posés par le Coran, la Sunna (l’exemple du prophète) ainsi que par les hadiths (les paroles du prophète).

Le caractère Islamique d’un produit financier repose donc sur 5 principes: la prohibition du gharar, du maysir, du haram, de la ribâ et l’obligation de partage des profits et des pertes[11].

Le terme Gharar désigne une vente risquée dont les détails sont incertains. Sa prohibition consiste à interdire toute transaction présentant un risque excessif lié à l’incertitude.  La notion de Maysir signifie la subordination au hasard[12]. La prohibition du Maysir conduit donc à interdire les opérations purement spéculatives et purement financières, sans sous-jacents (certains SWAP, CDS). La ribâ signifie l’accroissement du profit et sa prohibition qui vise à interdire les intérêts sur somme d’argent, met en exergue l’exigence fondamentale d’un lien avec l’économie réelle, soit la dépendance de la rémunération du financier par rapport à un sous-jacent, l’exigence d’adossement à un actif tangible.

La contrepartie de la prohibition de ribâ est l’obligation de partage des profits et des pertes. L’objet des investissements doit porter sur des placements éthiques (halal). Par exemple, sont interdits les secteurs haram portant sur les discothèques, les casinos, l’élevage de porcs, l’armement, la pornographie, etc. Il est également prévu que le ratio d’endettement de la société ne doit pas dépasser 33%. Les projets doivent être validés par Les Charia board, qui  constituent des conseils de surveillance religieux et indépendants dont la mission est de garantir la conformité des produits financiers aux principes coraniques.

Le cadre réglementaire en droit français serait favorable au développement de la finance islamique et en ce sens le Professeur Alain COURET, expliquait lors du forum franco-saoudien du 29 mars 2010 en Sorbonne : « qu’il n’y a pas d’abîme entre la finance islamique et le droit français, tout laïc qu’il est, parce qu’il est d’essence Chrétienne et porte les traces de prohibitions communes aux religions monothéistes, dont celles de l’usure, de la spéculation et qu’il est favorable à l’idée de partage, la France étant un pays de mutuelles et d’assurances. »

 

 2. Les principaux mécanismes de la Finance Islamique

 

  • La Murabaha

La technique la plus utilisée en finance islamique est celle de la Murabaha. La Murabaha  est un contrat de vente aux termes duquel :

« (…) un vendeur vend un actif à un financier islamique (une banque islamique ou une SPV ah hoc), qui les revend à un tiers (l’emprunteur) moyennant un prix (comprend une marge couvrant notamment la charge financière de l’intermédiaire financier) payable à terme. Ce tiers emprunteur peut décider de revendre cet actif au comptant à une tierce personne se procurant ainsi une liquidité immédiate pour les besoins de son exploitation »[13].

Cette opération repose ainsi sur, d’une part, le contrat de vente au comptant entre le vendeur et l’intermédiaire[14], suivi d’autre part, d’un contrat de vente à tempérament entre l’intermédiaire et l’acheteur final. La revente doit intervenir dans les 6 mois suivants la première vente.

Cette opération comporte des inconvénients au regard du droit français, en ce qui concerne la qualité de l’intermédiaire en tant que détenteur de la propriété du bien, qui ne peut être considéré comme un vendeur professionnel et dès lors pourra s’exonérer de la garantie de vices cachés. De même, la société ad hoc n’est pas un établissement de crédit et ne peut dès lors bénéficier d’une cession Dailly à titre de garantie sur les créances que le tiers emprunteur détient sur ses débiteurs, en garantie du crédit vendeur consenti. De même, par un arrêt du 16 décembre 2006, la chambre commerciale de la Cour de cassation a refusé d’admettre la validité d’une cession de créance de droit commun à titre de garantie, en la disqualifiant en un nantissement de créance, sur le fondement du principe de numerus clausus[15].

  • L’Ijara

L’administration fiscale définit l’Ijara en tant que contrat en vertu duquel:

«(…) une entité met un actif mobilier ou immobilier à disposition d’un client pour une durée déterminée en contrepartie du paiement de loyers. Le client peut être le propriétaire originel de l’actif. Le contrat d’Ijara peut être assorti d’une promesse de vente ou d’une option d’achat exerçable à l’échéance ou en cours de contrat. Cette promesse de vente ou cette option d’achat peut être distincte du contrat de location »[16].

Le profit issu du paiement des loyers sera porté sur un compte à affectation spécial, débité dans un premier temps pour financer l’acquisition, ayant pour finalité de maintenir un lien avec le sous-jacent[17].

  • L’istisna

Le mécanisme d’Istisna se rapproche du contrat de vente à terme prévu par les articles R261-1 et suivants du Code de la construction et de l’habitation ainsi que par les articles 1601-1 et suivants du Code civil. L’administration fiscale française définit l’Istisna en tant que contrat de construction aux termes duquel :

«(…) un client demande à un tiers chargé de la construction de lui construire un ouvrage mobilier ou immobilier moyennant un prix payable d’avance, de manière fractionnée ou encore à tempérament. Le contrat prévoit que la propriété du bien construit est transférée au client à l’achèvement. »[18]

Cette opération peut prévoir deux contrats dits d’Istisna parallèles, entre le financier et le constructeur et entre le financier et le client. S’agissant du contrat d’Istisna entre le financier et le client, le revenu financier correspond à la contrepartie du décalage dans le temps accordé pour le paiement du client. En conséquence, le revenu financier correspond à la rémunération d’un «différé de paiement» correspondant sur le plan fiscal, aux intérêts dus pour cette période dans le cadre d’un financement conventionnel. Ainsi, pour le financier, on considère le revenu comme un flux d’intérêts produit par un financement conventionnel équivalent et pour le client, le flux d’intérêt qu’il acquitterait dans cette même situation.

  • Les sukuks

Les sukuks sont définis comme étant des titres financiers hybrides négociables :

« (…) dont la rémunération et, le cas échéant, le principal sont indexés sur la performance d’un ou plusieurs actifs sous-jacents détenus directement ou indirectement par l’émetteur »[19].

Ces instruments reposent sur des systèmes de copropriété des actifs sous-jacents. En règle générale, une société ad hoc émet des titres négociables dont les revenus proviennent des actifs. Leur revente à l’échéance permettra de rembourser les sukuks avec profit. Le droit sur les actifs tangibles peut être organisé sous forme de sociétés civiles ou commerciales, d’OPCVM qui peuvent en droit français investir dans des biens ou être des copropriétés, ou l’on peut recourir à des organismes de titrisation[20].

Le trust est utilisé, les bénéficiaires disposant d’un droit de propriété en équité sur les actifs.  En revanche, il n’en va pas de même de la fiducie, l’article 2011 du Code civil n’admet pas la notion de propriété en équité au profit des titulaires de parts de sukuks[21], retenant la conception traditionnelle du droit de propriété prévue à l’article 544 du Code civil.

La question de l’adaptation du régime de la fiducie pour répondre à cette difficulté avait fait son chemin dans la proposition de loi tendant de favoriser l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises et à améliorer le fonctionnement des marchés financiers, adopté en première lecture par le Sénat le 9 juin 2009 (article 16) :

« Le fiduciaire exerce la propriété fiduciaire des actifs figurant dans le patrimoine fiduciaire, au profit du ou des bénéficiaires, selon les stipulations du contrat de fiducie. »

Cette modification aurait eu pour effet d’introduire en droit français de la fiducie la différenciation entre le legal ownership et le beneficial ownership, soit l’attribution au fiduciaire la propriété juridique des biens et au bénéficiaire la propriété économique des biens. Selon la doctrine, cette distinction aurait constitué une rupture avec l’intention du législateur français lors de l’introduction de la fiducie, qui souhaitait concilier cette institution anglo-saxonne avec la conception traditionnelle française du droit de propriété[22].

Or par une décision en date du 14 octobre 2009[23], le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition pour des raisons de technique législative, soit  l’absence de lien avec l’objet de la loi et non pour incompatibilité avec les valeurs constitutionnelles françaises[24].

III. Le traitement fiscal des mécanismes de Finance Islamique

Les principaux enjeux fiscaux consistent à réduire la charge fiscale liée à l’achat-revente et à éviter l’imposition immédiate du profit réalisé, le cas échéant, par la société ad hoc. En effet, la rémunération des financiers islamiques se trouve dans la différence de valeurs des sous-jacents, qui ne constituent pas des intérêts et relèveraient ainsi d’un autre régime fiscal (ce sont à priori des plus-values). L’administration fiscale[25]  a tout de même considérablement aligné le régime des instruments de financement islamique à ceux de leurs homologues français[26].

  • La Murabaha

Le financier peut opter pour le régime du marchand bien (régime des achats-reventes de l’article 1115 du CGI) permettant de réduire les droits d’enregistrement à une taxe résiduelle de 0,7%. La revente du bien sera ainsi soumise à la TVA sur le profit correspondant à la différence entre le prix exprimé, les charges qui s’y ajoutent et les sommes que le cédant a versées pour l’acquisition du bien. Le profit du financier (ou rémunération du différé de paiement) sera exclu de l’assiette des droits de mutation à titre onéreux, à l’occasion de la revente du bien à l’acquéreur final.

En effet, le profit réalisé par le financier est assimilable aux intérêts dus. En conséquence, le profit sera imposé de façon étalée sur la durée du paiement. Pour en bénéficier, le contrat de Murabaha doit remplir deux conditions : D’une part, le financier doit acquérir le bien pour le revendre de façon concomitante à son client ou dans les six mois. D’autre part, le contrat doit  indiquer le prix d’acquisition par le client, par le financier, la distinction entre le profit constituant la contrepartie du différé de paiement et la rémunération propre du financier intermédiaire. « Le profit doit être comptablement et fiscalement étalé par le financier de façon linéaire sur la durée du différé de paiement, quels que soient les remboursements effectués »[27].

Le profit sera exonéré de retenue à la source lorsque le financier est établi à l’étranger et que son client est une personne morale française.

  • L’Ijara

L’ijara recevra le traitement fiscal de l’opération de crédit-bail, dès lors qu’elle en remplit les conditions, prévues à  l’article L313-7 du code monétaire et financier.

 

  • Les Sukuks

Les Sukuks seront considérés fiscalement comme des titres de créances ou comme des obligations et la rémunération sera également assimilable à des intérêts.

  • L’istisna

Le revenu financier du contrat d’Istisna parallèle est également assimilé sur le plan fiscal à des intérêts.

En conclusion, la finance islamique constitue aujourd’hui une alternative certaine aux pratiques bancaire classiques, malgré les difficultés occasionnées par le respect simultané de règles juridiques islamiques et françaises, qui demeurent différentes du régime juridique des pays de common law, mieux connu des investisseurs Charia. En effet, Londres domine actuellement le marché européen de la finance islamique et se veut « le portail occidental et le centre mondial de la finance islamique »[28]. Or Selon le rapport JOUINI PASTRE, l’exemple Londonien serait tout à fait transposable en France[29] et la place de Paris disposerait même des « outils pour être le hub de la finance islamique en Europe », qui, à la différence de Londres, offrirait l’accès à la zone Euro[30].

 

Rachel Jacques-Mignault

Master II Opérations et fiscalité internationales des sociétés

Université Paris I- Panthéon Sorbonne

 

 


 

 

[1] Obligations islamiques

[2]http://www.lefigaro.fr/societes/2014/09/06/20005-20140906ARTFIG00075-goldman-sachs-a-l-assaut-de-la-finance-islamique.php

[3] Jacques CHARLIN, « Fiducie, sukuk et autres murabaha ou ijara…- A propos de la finance islamique » La semaine juridique Entreprises et Affaires n° 41, 8 octobre 2009, 1946

[4] Lamy Droit du Financement 2014, partie 8

[5] Rapport JOUINI-PASTRE « ENJEUX ET OPPORTUNITES DU DEVELOPPEMENT DE LA FINANCE ISLAMIQUE POUR LA PLACE FINANCIERE FRANCAISE: 10 propositions pour attirer 100 milliards d’euros d’épargne » Paris EUROPLACE 13-11-2008

[6] Lamy Droit du Financement 2014, partie 8

[7] Lamy Droit du Financement 2014, partie 8 ; Gilles SAINT-MARC, « La finance Islamique : une alternative pour financer l’économie française ? » : Bulletin Joly Bourse, 1ier avril 2009 n°2, p. 153

[8] Jacques CHARLIN, « Fiducie, sukuk et autres murabaha ou ijara…- A propos de la finance islamique » La semaine juridique Entreprises et Affaires n° 41, 8 octobre 2009, 1946

[9] http://etudiant.lefigaro.fr/international/actu/detail/article/le-gouvernement-britannique-va-developper-des-prets-etudiants-conformes-a-la-charia-8718/

[10] Gilles SAINT-MARC, « La finance Islamique : une alternative pour financer l’économie française ? » : Bulletin Joly Bourse, 1ier avril 2009 n°2, p. 153

[11] Jacques CHARLIN, « Fiducie, sukuk et autres murabaha ou ijara…- A propos de la finance islamique » La semaine juridique Entreprises et Affaires n° 41, 8 octobre 2009, 1946

[12] Gilbert PARLEANI, « regards pragmatiques sur la finance islamique », Revue de Droit bancaire et financier n°2, Mars 2012, dossier 12

[13] Extrait du Bulletin Officiel des finances publiques-Impôts, BOI-DJC-FIN-20-2012-09-12

[14] L’intermédiaire doit se conformer aux dispositions des articles L511-5 et L511-10 du Code monétaire et financier (monopole bancaire), ou aux dispositions dérogatoires des articles L511-6 et L511-7 du Code monétaire et financier.

[15] Cass. com., 19 décembre 2006, Bull. civ. IV, n° 250

[16] Extrait du Bulletin Officiel des finances publiques-Impôts, BOI-DJC-FIN-20-2012-09-12

[17] Gilbert PARLEANI, « regards pragmatiques sur la finance islamique », Revue de Droit bancaire et financier n°2, Mars 2012, dossier 12

[18] Extrait du Bulletin Officiel des finances publiques-Impôts, BOI-DJC-FIN-20-2012-09-12

[19] Extrait du Bulletin Officiel des finances publiques-Impôts, BOI-DJC-FIN-20-2012-09-12

[20] Gilbert PARLEANI, « regards pragmatiques sur la finance islamique », Revue de Droit bancaire et financier n°2, Mars 2012, dossier 12

[21] Gilbert PARLEANI, « regards pragmatiques sur la finance islamique », Revue de Droit bancaire et financier n°2, Mars 2012, dossier 12

[22] Michel MENJUCQ, « Fiducie : La réforme de trop ? », Revue des procédures collectives n°6, Novembre 2009, repère 6

[23] Cons. const. 14 octobre 2009, n° 2009-589 DC.

[24] Michel MENJUCQ, « Fiducie : La réforme de trop ? », Revue des procédures collectives n°6, Novembre 2009, repère 6

[25] Instr. 25 février 2009, BOI 4 FE-09; Extrait du Bulletin Officiel des finances publiques-Impôts, BOI-DJC-FIN-20-2012-09-12

[26] LAMY 2011 Les financements islamiques ou éthiques.

[27] Gilles SAINT-MARC, « La finance Islamique : une alternative pour financer l’économie française ? » : Bulletin Joly Bourse, 1ier avril 2009 n°2, p. 153

[28]Gordon Brown, 13 juin 2006

[29] Lamy Droit du Financement 2014, partie 8

[30] Gilles SAINT-MARC, « La finance Islamique : une alternative pour financer l’économie française ? » : Bulletin Joly Bourse, 1ier avril 2009 n°2, p. 153

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