La réception des injonctions de droit anglais dans l’espace français et européen


 
Les injonctions de droit anglais, telles que celles dite de freezing order ou anti-suit font l’objet de nombreux débats tant doctrinaux que jurisprudentiels. Elles se présentent comme des mesures ayant un caractère provisoire, se produisant en amont d’un procès. Le débat est introduit puisqu’à la différence du droit de tradition continentale, ces injonctions sont émises in personam. Celles-ci sont adressées à la personne. Par conséquent dans l’une comme dans l’autre, il s’agit d’une obligation de ne pas faire mais il n’y a pas de saisie physiquement perceptible de la mesure.
 

 
L’injonction anti-suit est utilisée par les juridictions britanniques ainsi que celles qui se trouvent sous son influence dans le but de protéger une clause compromissoire ou une clause attributive de juridiction. La traduction en français est l’injonction de « ne pas poursuivre ».
Par ailleurs, le freezing order intervient dans un autre cadre. Son apparition en droit anglais est inspirée de la procédure de saisie conservatoire en droit français. Il s’agit d’une mesure de gel des avoirs bancaires. Néanmoins ces avoirs ne seront pas gelés à proprement parler puisque seule est émise à l’encontre du présumé débiteur une obligation de ne pas disposer de ses biens, pour partie ou en totalité.

 

Ces deux mesures sont donc différentes dans leur objet mais dans leur mécanisme elles sont similaires, en premier lieu car il s’agit d’une obligation de ne pas faire. En effet, elles seront toutes les deux ordonnées par le juge et feront en second lieu l’objet des mêmes sanctions en cas de non respect. La sanction dans les deux cas est le contempt of court. Cette sanction est qualifiée de civile par les juridictions britanniques et elle peut être très lourde. Il pourra s’agir d’une sanction pécuniaire voire d’une contrainte par corps.

 

Ces mesures provisoires sont particulièrement intéressantes en droit international privé car, de par leur caractère in personam, elles ont très rapidement été utilisées dans le but d’avoir une portée extraterritoriale.

 

La question qui vient se poser dans ces deux cas est de savoir quelle est la réception qui va être opérée par les juridictions tant européennes que françaises. Sont-elles compatibles avec leur ordre public ?

 

Au travers de ces mesures, apparaît une hétérogénéité entre les deux juridictions. La Cour de Cassation admet ces injonctions (I) mais la Cour de Justice de l’Union Européenne rejette explicitement les mesures de type anti-suit et tend faire la même chose avec celles dites de freezing order (II).

 

I.   Une réception favorable dans l’ordre juridique français

 

Les juridictions françaises reconnaissent ces injonctions, du moins c’est ce que nous avons pu percevoir dans quelques arrêts de la Cour de Cassation. En effet, ils se révèlent peu nombreux car ces injonctions sont des mesures provisoires, produites en amont du procès. Par conséquent elles ne peuvent bénéficier d’un quelconque exequatur, celui-ci n’existant que pour les décisions définitives. Nous pourrons ainsi observer d’une part la réception des injonctions anti-suit (A) puis celle des freezing order (B).

 

A.   L’accueil des injonctions anti-suit en France

 

Un seul arrêt permet d’observer la reconnaissance en France de l’injonction anti-suit [1]. Dans l’arrêt In zone Brands, est donné effet à cette mesure prononcée par les tribunaux de l’Etat de Géorgie, aux Etats-Unis. En effet cette procédure n’existe pas uniquement en Grande Bretagne mais dans de nombreux autres Etats dont la tradition juridique est la Common Law. Dans cette affaire, il s’agissait d’un contrat de distribution conclu entre un fabricant américain et un distributeur français dans lequel était prévu une clause attributive de juridiction désignant les tribunaux géorgiens. Un litige apparaît du fait de la résiliation du contrat par l’entreprise américaine et le distributeur saisit les juridictions françaises. Parallèlement sont saisies les juridictions géorgiennes et elles prononcent une injonction anti-suit. Le tribunal de première instance, puis la Cour de Cassation reconnaissent la procédure aux motifs que « l’objet consiste seulement […] à sanctionner la violation d’une obligation contractuelle préexistante ».  Cependant, comme nous allons le voir par la suite, la Cour de Justice des Communautés Européennes avait expressément rejeté les injonctions anti-suit car contraires à l’ordre public européen. Comme le note H. Muir Watt [2], la Cour de Cassation a accepté l’injonction parce qu’elle provenait d’une juridiction américaine alors que l’interdiction ne s’adressait qu’aux injonctions britanniques. Celle-ci n’était tenue de rejeter la mesure par la Cour de Justice uniquement quand celle-ci provenait d’une juridiction britannique.

 

Dès à présent, il convient de voir également la réception du freezing order, anciennement intitulée injonction Mareva dans l’ordre juridique français.

 

B.   L’accueil du freezing order en France

 

La Cour de Cassation [3] s’est prononcée pour la première fois sur la validité de l’injonction au regard de l’ordre public international français à l’occasion de l’affaire Gambazzi-Stolzenberg dans laquelle de nombreux Etats furent impliqués et donc se posa la question de la validité de cette injonction avec leurs ordres publics respectifs. Dans cette affaire, les juridictions britanniques avaient prononcé un jugement par défaut en conséquence du non respect d’une injonction de freezing order prononcée à leur encontre. Ainsi la sanction du contempt of court prononcée a eu comme effet l’impossibilité pour les défendeurs de se défendre devant les juridictions britanniques.

 

Dans les moyens utilisés par le demandeur à l’action, M Stolzenberg, est réfutée la compétence juridictionnelle des juridictions britanniques. En effet le critère de rattachement utilisé était la seule présence d’un des défendeurs sur le territoire britannique. Cependant, le juge français ne peut pas contrôler la validité de la compétence juridictionnelle du juge britannique. La réelle question qui se pose alors est de savoir si le fait de rendre un jugement par défaut est contraire à l’ordre public international français. Dans la décision de la Cour de Cassation, la réponse est claire, le jugement par défaut ne heurte par l’ordre public international français puisque le défendeur à l’action en Grande Bretagne, M Stolzenberg n’a jamais été privé du droit de se défendre [4], il ne l’a tout simplement pas exercé. De plus en tant qu’injonction de droit privé que l’on distingue de la sanction pénale, l’injonction ne contrevient pas à l’ordre public français en soi.

 

Nous voyons ici l’apparition d’une difficulté car la Cour de Cassation et la Cour d’Appel effectuent une dissociation entre la sanction et l’injonction en soi.

 

L’injonction Mareva serait un instrument de droit privé et le contempt of court, un instrument de droit pénal. La procédure est donc interprétée en deux temps et c’est ici que l’on voit bien un problème puisqu’une injonction de ne pas faire, l’injonction Mareva n’aurait aucune utilité sans cette menace de contempt of court, traduite par les juridictions françaises comme un « outrage à magistrat ». Il faut bien comprendre que ces deux procédures sont indissociables l’une de l’autre et l’injonction Mareva n’a aucun intérêt sans cette menace de poursuites qui ne sont pas qualifiées de pénales par les juridictions britanniques. Il s’agit dans ce cas-là d’un civil contempt.

 

Le jugement par défaut est donc reçu et susceptible d’exécution en France mais la Cour de Cassation l’a interprété de manière totalement différente par rapport aux juridictions britanniques.
 

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II.   Un accueil défavorable de ces mesures dans l’espace européen

 

Malgré le fait qu’elles connaissent une reconnaissance en droit français, ces injonctions de droit anglais ne sont pas pour autant reçues aussi favorablement par le juge européen. Sur l’injonction anti-suit en premier, la Cour de Justice la rejette dans une jurisprudence constante (A). Sur l’injonction freezing order ensuite, les choses sont plus complexes puisque la Cour n’a été appelée à se prononcer qu’une seule fois, de manière très limitée, dans le cadre d’une question préjudicielle (B).

 

A.   Un rejet explicite de l’injonction anti-suit

Depuis la jurisprudence West Tankers, nous pouvons affirmer que les injonctions anti-suit sont explicitement rejetées par le juge européen. Il s’agit d’une jurisprudence constante. Dès l’arrêt Gasser [5], la Cour se posait la question de la protection de la clause attributive de juridiction et en soubassement de l’arrêt nous percevions déjà bien la difficulté que posait l’injonction anti-suit pour le juge européen. Dans cet arrêt, la Cour a imposé à la deuxième juridiction saisie en cas de litispendance de surseoir à statuer mais ne prévoit pas de mesures de protection particulières telle que l’injonction anti-suit.

 

C’est par la suite avec l’arrêt Turner [6] rendu en 2004 par la Cour de Justice des Communautés Européennes que nous avons un rejet explicite des injonctions anti-suit avec, dans les faits, le cas de l’inexécution d’un contrat de travail sans clause attributive de juridiction.

 

C’est enfin l’arrêt West Tankers [7] qui confirme l’exclusion des injonctions anti-suit de l’espace judiciaire européen en affirmant son incompatibilité avec le Règlement Bruxelles I [8]. Cet arrêt est d’autre part très important puisqu’il statue sur un jugement ordonnant une injonction anti-suit afin de protéger une clause compromissoire alors que le Règlement Bruxelles I excluait l’arbitrage de son domaine d’application.

 

Cependant toutes ces affaires se situent dans des rapports intracommunautaires contrairement à la décision française qui elle, se situe dans des rapports extracommunautaires.

 
B.   Un rejet implicite des injonctions de freezing order
 

Dans le cadre de l’affaire dite Gambazzi-Stolzenberg, une question préjudicielle fut posée à la Cour de Justice des Communautés Européennes par un juge italien. La question était de savoir si les conséquences de l’injonction, c’est-à-dire, le jugement par défaut était contraire ou non à l’ordre public international européen, suivant l’article 27.1 de la Convention de Bruxelles.
Il s’agissait de répondre sur l’interprétation de la Convention de Bruxelles, sur l’étendue de l’ordre public propre aux Etats. Or, ici, la Cour de Justice [9] effectue une délimitation de son propre ordre public et non de celui de ses Etats membres. Elle indique que le fait, pour le juge anglais de prendre des mesures ayant finalement pour objet de conduire à des jugements par défaut « a constitué une atteinte manifeste et démesurée au droit du défendeur d’être entendu ». De plus, le fait de ne pas se conformer à ces injonctions a donné automatiquement droit au demandeur à toutes les demandes qu’il avait émis dans la procédure. La Cour de Justice ne condamne pas expressément les mesures injonctives de droit anglais mais les conséquences qui sont de ne pas s’être mis en conformité avec celles-ci. Qui plus est, les jugements par défaut et la sanction qui consiste à interdire la possibilité de se défendre aux défendeurs sont qualifiés de « restrictions les plus graves aux droits de la défense » [10] par l’avocate générale ce qui démontre bien le rejet latent des institutions européennes envers ces spécificités procédurales britanniques.

 

Par ailleurs il convient d’observer que la Cour Européenne des Droits de l’Homme avait été saisie de la question sur la même affaire mais elle n’a pas voulu se prononcer sur la question. Or le problème soulevé par l’avocate générale selon laquelle il y aurait une atteinte grave aux droits de la défense aurait due être traitée par la Cour en application de l’article 6.1 de la Convention sur le procès équitable.
Les jugements par défaut qui sont la conséquence de ne pas se conformer à une injonction de type freezing order sont pris suite à une procédure non contradictoire. Plus encore, le freezing order lui-même est pris à l’issue d’une procédure non contradictoire. Il apparaît urgent au regard de l’incertitude qui règne dans les Etats membres du Conseil de l’Europe de se prononcer sur cette mesure.

 

Enfin, la jurisprudence nous démontre bien la difficulté qu’ont les juridictions tant européennes que françaises à statuer sur ces différentes mesures. Si les injonctions anti-suit d’origine anglaise sont rejetées par les autorités européennes, il reste un doute sur les injonctions d’origine extracommunautaires qui ne sont pas rejetées pour le moment. Le cas du freezing order est plus complexe car il n’est pas explicitement prohibé par la Cour de Justice. Néanmoins, sont perceptibles de nombreuses difficultés sur la division opérée par les différentes juridictions entre l’injonction en soi et ses différentes conséquences possibles. C’est bien là où le bas blesse car les deux vont de pair et c’est en étudiant les deux phases ensembles que la Cour de Justice statuera sûrement de la même manière que dans le cadre des injonctions anti-suit.
 
Marie Regnier
 
 
[1] Cour de Cassation (1re Ch Civ), 14 octobre 2009, Dalloz 2010, note S Bollée ; « La procédure d’anti-suit injonction n’est pas contraire à l’ordre public international », note H Muir Watt, Revue Critique de Droit International Privé, p158

[2] Ibid

[3] Cour de Cassation, Première Chambre Civile, 30 juin 2004, note H Muir Watt, Revue Critique de Droit International Privé 2004, p 815 ; N Bouche, Injonction Mareva et Convention de Bruxelles, Recueil Dalloz 2004, p2743

[4] Op cit arrêt de la Cour de Cassation de 2004 « M. Stolzenberg, régulièrement assigné, n’a pas comparu ni ne s’est fait représenter, que l’injonction pouvait être modifiée ou rapportée sur sa demande avant même qu’il n’encoure l’éventualité d’une sanction pénale de sorte qu’à aucun moment, M Stolzenberg n’a été privé du droit de se défendre devant les tribunaux britanniques ».

[5] Cour de Justice des Communautés Européennes, 9 décembre 2003, note H Muir Watt, Revue Critique de Droit International Privé 2004, p445

[6] Cour de Justice des Communautés Européennes, 27 avril 2004, C-159/02, Revue critique de droit international privé 2003, p116

[7] West Tankers, Cour de Justice des Communautés Européennes, 10 février 2009, Revue Critique de Droit international privé 2009 p373, note H Muir Watt

[8] Ibid point 34 « l’adoption par une juridiction d’un Etat membre, d’une injonction visant à interdire à une personne d’engager ou de poursuivre une procédure devant les juridictions d’un autre Etat membre, au motif qu’une seule procédure serait contraire à une convention d’arbitrage, est incompatible avec le règlement 44/2001 ».

[9] Cour de Justice des Communautés Européennes, 2 avril 2009, affaire C-394/07,  « «Gambazzi », Revue Critique de Droit International Privé 2009, p785s

[10] Op cit point 33

 

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