Les fonds souverains : réalités économiques, ovnis du droit international

Nouveaux acteurs des relations internationales économiques, les fonds souverains (en anglais : Sovereign Wealth Funds[1]) sont devenus, en l’espace de quelques années, au profit de la crise des subprimes, des éléments majeurs de l’environnement économique international. Bien que leur existence en tant que telle n’est pas nouvelle (le Koweït dispose de son propre fonds depuis 55 ans, la Norvège depuis 1990), la conjoncture économique et géopolitique née de « l’après-crise » a considérablement augmenté leur nombre, rôle et influence.

Bras financiers d’un modèle de « capitalisme d’Etat » défendu par les émergents (en premier lieu desquels Russie et Chine) comme contre-modèle du capitalisme libéral américain pour certains[2], entités indispensables à la stabilisation d’un monde soumis à une volatilité économique toujours plus importante pour d’autres[3]. Les fonds souverains restent — de par leur internationalisation récente et la multiplicité de leurs formes — des « ovnis » juridiques encore difficile à définir.

Afin de décrypter les contours juridiques flous de ces entités et des activités qu’elles sont amenées à conduire, il convient, après une brève introduction historique nécessaire à la contextualisation de notre problématique, de définir un sens à la nature juridique des SWFs  — si celle-ci existe — (1) avant d’analyser la réglementation de leurs activités (2).

Un bref historique des fonds souverains

Bien loin d’être des entités figées dans le temps, les fonds souverains ont connu une évolution à travers l’histoire qui se calque sur l’évolution globale de l’économie mondiale.

Une typologie classique, mise en place par le rapport d’Alain Demarolle en 2008[4], présente trois générations de fonds souverains :

            – La première génération est constituée des fonds souverains apparus dans les pays du Golfe, en Norvège et au Canada afin de mettre en place des structures d’investissement des recettes de l’exportation de matières premières (ici pétrole et gaz). Dans un autre style, la Cité-Etat de Singapour a très vite eu recours à des fonds souverains (respectivement Temasek et le GIC à partir des années 1970) afin de réinvestir son excédent commercial et dans une logique de capitalisme d’Etat censé assurer la longévité politique du Parti d’Action Populaire au pouvoir.

            – La seconde génération est apparue au milieu des années 2000. Elle est notamment le fait d’Etats émergents (par ailleurs acteurs géopolitiques majeurs comme la Russie ou la Chine) souhaitant utiliser ces fonds à des fins politiques. Pour exemple, le cas de la Chine qui, en 2007, signa un « mémorandum d’entente confidentiel »[5] avec le Costa Rica. Cette convention comprenait notamment un engagement pécunier de Pékin, à travers la State Administration of Foreign Exchange (SAFE) d’un montant de 130 millions de dollars américains et d’une acquisition pour 300 millions de dollars de bons du Trésor du Costa Rica. En échange, San José s’engageait à rompre toute relation diplomatique avec Taiwan.

            – La troisième génération, de moindre importance, est constituée par les pays disposant « d’excédents structurels de matières premières ». C’est le cas de l’Algérie, Brésil ou encore du Venezuela.

 1) Les fonds souverains (SWFs), sujets contestés du droit international

Il convient dans un premier temps de donner une définition précise des SWFs, souvent considérés — à tort — comme des entreprises publiques.

Le Fonds Monétaire International (FMI) à, sur demande du G7 réuni en avril 2007, constitué un premier groupe de travail sur les fonds souverains (International Working Group – IWG)  et donne la définition suivante :

            « Les fonds souverains sont des fonds d’investissements publics qui répondent à trois critères :

            – ils sont possédés ou contrôlés par un gouvernement national;

            – ils gèrent des actifs financiers dans une logique de long terme;

            -leur politique d’investissement vise à atteindre des objectifs macroéconomiques précis, comme l’épargne intergénérationnelle, la diversification du PIB national ou le lissage de l’activité. »

Il est important de noter que la définition donnée est ici très consensuelle et évacue toute notion relative aux gains géopolitiques que certains fonds recherchent.

C’est pourquoi le professeur Régis Bismuth rappelle « qu’il n’existe aucune définition des fonds souverains en droit international positif, ni même de définition à vocation purement descriptive qui ait fait l’objet d’un large consensus. »[6]. Les fonds souverains seraient dès lors multiples, étant le fruit des héritages géopolitiques et des particularismes des Etats dont ils sont l’émanation.

Ainsi, d’un point de vue purement juridique, les fonds souverains ne disposent d’aucun statut propre en droit international, pour plusieurs raisons :

D’abord quant à l’origine souveraine du fonds. Celle-ci est normalement la résultante d’une création par décision des autorités publiques compétentes, à travers une loi nationale[7]. Néanmoins, cette origine publique ne présume en rien de leur statut juridique dans les ordres juridiques nationaux. Encore une fois, la diversité des formes explique cet état de fait. Certains fonds ont ainsi été constitués sous la forme de personne morale de droit public (c’est le cas du fonds koweitien : Kuwait Investment Authority), d’autres de société de droit privé (Korea Investment Corporation) ou peuvent être totalement dépourvus de personnalité juridique en étant par exemple adossés à une banque centrale (comme c’est le cas pour le fonds vénézuélien).

Ensuite, la question de la confusion des pouvoirs dans certains Etats rend parfois difficile la distinction entre un fonds « propriété de l’Etat » et « propriété du Chef de l’Etat », cette question se posant notamment dans les pays du Golfe persique.

Enfin d’autres questions justifient cette absence de statut. Bien qu’institués, contrôlés ou encore alimentés financièrement par les Etats, les fonds souverains conduisent des investissements qui peuvent être accessibles à toute personne privée, même si les stratégies d’investissements ne sont pas forcément similaires. L’attribution à l’Etat des comportement du fonds souverain, de même que l’inviolabilité par le fonds des immunités juridictionnelles des Etats étrangers ou encore l’applicabilité au fonds souverain de la protection due aux investissements étrangers n’est pas immédiate[8] et exige une plongée dans les traités et doctrine du droit international qui serait trop longue à développer dans le présent article.

2)  Une régulation internationale concentrée sur les activités des SWFs

Cette absence de statut en droit international a conduit les juristes à tenter de réguler les activités conduites par ces fonds, activités pouvant être appréhendées au regard du droit international.

Ironie de l’histoire, les Etats-membres du G7 ont commencé à se pencher sur la régulation des activités des SWFs après le projet de rachat avorté de plusieurs ports américains par la société Dubaï Ports World (qui bien qu’étant une entreprise publique, ne correspond en rien à la définition du fonds souverain), en 2006. Dans un climat post-11 septembre, le Congrès américain s’était montré réticent à l’idée de céder des activités portuaires stratégiques à un Etat du Golfe.

Ces préoccupations à l’encontre des fonds souverains ont donné lieu à l’amélioration du cadre juridique existant en matière d’investissements étrangers. En l’espace d’un an, deux institutions internationales ont réussi à élaborer des dispositions d’ordre général (OCDE[9]) suivi d’une réglementation portant sur un code de bonne conduite appelé Principes de Santiago (négociés au FMI).

L’OCDE va ainsi dans un premier temps poser un vrai cadre autour des investissements internationaux. Le Code de la libération des mouvements de capitaux a le statut juridique d’une décision de l’OCDE liant tous les pays membres qui ont adhéré à ces principes (35 pays en 2016) mais aussi les fonds souverains souhaitant investir dans les pays membres. Il préconise une politique d’ouverture des Etats membres envers les investissements étrangers via trois principes fondamentaux : la non-discrimination, la transparence et la libéralisation. L’institution internationale prévoit néanmoins le « droit pour un pays membre de prendre les mesures qu’il estime nécessaire :

            – au maintien de l’ordre public ou la protection de la santé, de la moralité et de la sécurité publique;

            – à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité;

            – à l’exécution de ses obligations concernant la paix et la sécurité internationale

Ces impératifs de sécurité ne doivent cependant pas être « contraires à l’esprit d’ouverture de l’OCDE ».

La France avait déjà de l’avance sur cette politique d’ouverture puisqu’elle n’exerce plus de contrôle général des investissements étrangers. Le décret du 30 décembre 2005 défini ainsi un régime d’autorisation préalable limité à un certain nombre de secteurs. En tout, 11 secteurs (sept dans le domaine de la sécurité publique et quatre dans celui de la défense) énumérés par ce décret sont soumis à une autorisation préalable par le ministre de l’économie. Le secteur de l’audiovisuel est lui aussi concerné puisque les personnes physiques ou morales étrangères ne peuvent détenir directement plus de 20 % du capital social ou des droits de vote dans les assemblées générales d’une société titulaire d’une autorisation relative à un service de radio ou de télévision par voie hertzienne terrestre assuré en langue française[10]. La France apporte par ailleurs une sécurité optimale aux investisseurs étrangers et son dispositif est conforme au droit communautaire (la Commission a par ailleurs grandement contribué aux travaux menés par l’OCDE et le FMI).

De son côté, le FMI, via son groupe de travail réunissant 26 représentants de pays membres de l’organisation dotés d’un fonds souverains a édicté en octobre 2008 les Principes de Santiago. Au nombre de 24, ces Principes et Pratiques Généralement Acceptées (PPGA – en anglais Generally Accepted Principles and Practices, GAPP) sont conçus comme un cadre volontaire, soumis aux lois et obligations nationales. Bien que non contraignants pour les parties signataires, ils contribuèrent grandement à légitimer les fonds souverains auprès des gouvernements et des acteurs économiques.

Ces PPGA portent sur les principes suivants :

            – Le cadre légal, les objectifs et la coordination avec les politiques macroéconomiques

            – Le cadre institutionnel et la structure de gouvernance

            – Le cadre d’investissement et de gestion du risque

Dénuée de toute portée obligatoire, les Principes de Santiago restent impuissants face à un Etat comme les Etats-Unis qui souhaitent adopter une approche parfaitement bilatéral du problème. Ainsi, le 20 mars 2008, les représentants des Etats-Unis, Singapour, Abu Dhabi ainsi que des fonds souverains de ces deux derniers Etats ont adopté une déclaration commune définissant des principes que les parties — fonds souverains et pays d’accueils — se sont engagés à respecter.

De façon générale, les principes de cette déclaration ressemblent à ceux édictés par l’OCDE et le FMI, quelques mois plus tard. Néanmoins — et c’est ici que l’empreinte bilatérale des Etats-Unis est visible — le premier principe énonce que les fonds souverains s’engagent à fonder les décisions d’investissements sur des motifs commerciaux et non géopolitiques. Une manière de rappeler que ces fonds peuvent avant tout être les vecteurs d’une nouvelle guerre économique. Si la notion de guerre économique existe depuis le 19e siècle et les débuts de la mondialisation, l’utilisation de fonds souverains est en effet relativement récente et ne constitue pas le vecteur ordinaire d’un affrontement économique entre deux puissances. À l’heure ou le monde connait une transition géopolitique, incarnée par l’absence « d’hyper-puissance » et l’émergence d’Etats souhaitant substituer à notre système de valeurs occidental, un corpus différent, moins « européano-centré », il convient d’accepter qu’une approche multilatérale de ces questions (comme c’est le cas jusqu’aujourd’hui) reste fondamentale dans la stabilité des relations économiques et juridiques, sur la scène internationale.

[1] Andrew Rozanov, « Who Holds The Wealth of Nations ? », Central Banking Journal, vol. 15, numéro 4, pp. 52-57

[2] À ce titre, lire l’excellent The End Of The Free Market, who wins the war between states and corporations ?, de l’auteur américain Ian Bremmer (Portofolio Penguin, 2009)

[3][3] Alain Demarolle, Henri Johanet, « Rapport sur les fonds souverains », Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi,  pp 11-12, Mai 2008

[4] Alain Demarolle, Henri Johanet, « Rapport sur les fonds souverains », Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi,  pp 5-6, Mai 2008

[5] Memorando de Entendimiento entre el Gobierno de la República de Costa Rica y el Gobierno de la República Popular China sobre el Establecimiento de Relaciones Diplomáticas, 1er juin 2007, publié dans MINISTERIO DE RELACIONES EXTERIORES Y CULTO, Memoria Institucional 2008-2009, San José, 8 mai 2009, pp. 148-150.

[6] Regis Bismuth, « Les fonds souverains face au droit international. Panorama des problèmes juridiques posés par des investisseurs peu ordinaires », Annuaire français de droit international, p. 572 LVI-2010-CNRS Editions, Paris

[7] Exemple du fonds souverain norvégien

[8] Regis Bismuth, « Les fonds souverains face au droit international. Panorama des problèmes juridiques posés par des investisseurs peu ordinaires », Annuaire français de droit international, p. 577-588 LVI-2010-CNRS Editions, Paris

[9] OCDE, Code de la libération des mouvements de capitaux / Rapport sur la liberté d’investissement, la sécurité et les secteurs stratégiques. Paris, 2008

[10] Loi du 5 mars 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur

Arthur Prévôt

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