La (très) attendue deuxième saison de House of Cards – une prestigieuse série mettant en scène un couple de politiciens prêt à tout pour atteindre la Maison Blanche, Franck Underwood (Kevin Spacey) et sa femme Claire (incarnée par Robin Wright) – a été mise à la disposition des passionnés, sur Netflix, le 14 février dernier. A l’instar de la saison initiale, le service américain de vidéo à la demande par abonnement a en effet proposé les 13 épisodes simultanément.
Le véritable Président des Etats-Unis s’est chargé efficacement de la communication par un Tweet, rediffusé à son tour plus de 42 000 fois :
Cette série, symptomatique du « binge watching » (une pratique consistant à regarder plusieurs épisodes consécutivement pendant des heures), a été suivie par des millions de webspectateurs…sur Internet donc, ou via différentes plateformes multimédia reliées à un téléviseur (Xbox, PS3…)
En effet, l’œuvre créée par David Fincher, saluée unanimement par le public comme par la critique, est exclusivement diffusée sur Netflix aux USA (sur Canal+ en France). Cette société californienne, fondée en 1997, était à l’origine spécialisée dans la vente de DVD par courrier. Elle a toutefois su négocier le virage de l’Internet. House of Cards n’en est que l’onéreux emblème. Les 100 millions de dollars investis pour sa création – pour 26 épisodes – confèrent uniquement l’exclusivité de diffusion, puisque les droits d’exploitation, de DVD et de vente à l’international, sont la propriété de la société Media Rights Capital (MRC). Le modèle économique de l’entreprise repose sur les abonnements de Vidéo à la Demande (SVOD pour « Subscrition Video On Demand ») – un service offrant l’accès à un catalogue de milliers de films et séries.
Avec 44 millions d’abonnés – répartis au sein de 41 pays – en 17 ans d’existence Netflix pourrait se sentir en sécurité[1]. Pourtant, la concurrence de HBO, chaîne TV câblée américaine connue pour ses productions originales, l’oblige à continuer sa marche en avant. La dernière série de HBO, True Detective, interprétée avec brio par le duo Matthew McConaughey/Woody Harrelson est ainsi devenue culte auprès des amateurs de séries en l’espace d’une saison de 8 mémorables épisodes. 6,5 milliards de dollars ont ainsi été débloqués par ses actionnaires pour permettre à Netflix d’acquérir les droits de nouvelles œuvres, de produire de nouvelles créations originales, de signer des partenariats avec des opérateurs de l’Internet et, surtout, de poursuivre son développement à l’international. Or cette dernière initiative n’est pas si aisée. M. Reed Hastings, le Président de Netflix depuis sa fondation, compte ainsi atteindre la même audience que les différents réseaux HBO : 114 millions de téléspectateurs répartis dans 65 pays. Ce développement à l’international est, selon lui, l’étape essentielle pour pouvoir devenir – un jour – le nouvel HBO. Si Netflix est déjà regardé par plus de 2 millions de personnes en Europe (au Royaume-Uni, Irlande, Suède, Danemark, Pays-Bas et bientôt en Allemagne et Belgique), les californiens ne se sont toujours pas implantés en France, considérée pourtant comme le 3ème marché de streaming européen.
Une arrivée de Netflix en France est néanmoins annoncée pour la fin de l’année 2014, les représentants de la firme américaine ayant rencontré David Kessler, conseiller média à l’Elysée, et Fleur Pellerin, Ministre de l’économie numérique. Ce notable retard d’implantation dans notre pays amène à nous questionner sur la raison de ce délai : Pourquoi ?
Quelles sont les difficultés propres à l’hexagone, juridiques ou non, que Netflix devra solutionner afin de pouvoir proposer des abonnements aux français ?
Si la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, modifiée par le décret « Tasca » du 17 janvier 1990 fixant les principes généraux concernant la diffusion des œuvres cinématographiques et audiovisuelles par les éditeurs de services de télévision, pose un cadre législatif audiovisuel, le décret du 12 novembre 2010, relatif aux services des médias audiovisuels à la demande, précise celui des Vidéo à la Demande (VOD). La vidéo à la demande propose aux abonnés d’un service d’acquérir ou de louer un programme télévisée (film, série, documentaire, etc.), à n’importe quel moment, sans contraintes d’horaires, via un réseau connecté (TV connecté, Internet et mobiles). Différents types de VOD coexistent : la vidéo à la demande payante à l’acte (site Vidéofutur.fr, par exemple), la VOD de séries ou d’émissions, la SVOD (Netflix), la VOD gratuite (M6 Replay, MyTF1, Pluzz TV)…
DES DIFFICULTES EXTRA-JURIDIQUES
Avant même de devoir se conformer à la loi française, Netflix va devoir réussir à s’inscrire au sein de l’environnement audiovisuel concurrentiel de notre pays et s’adapter à nos habitudes de consommation en matière de média (cf. voir plus bas).
Face à des concurrents présents depuis longtemps l’entreprise américaine aura fort à faire. On peut citer notamment Orange OCS, Vidéofutur.fr, et bientôt LoveFilm de Amazon. Mais le premier d’entre eux reste Canal Plus, chaîne payante et équivalent français de HBO, qui a lancé son propre service de VOD nommée Canal Plus Infinity. Malgré un lancement critiqué, Canal Plus a poursuivi son investissement en créant la chaîne « Canal+ Séries », qui diffuse des séries américaines 2 à 7 jours après leur diffusion US. C’est sur ce dernier point que Netflix devra son premier défi : un manque de catalogue « frais », c’est-à-dire de films récents, et une diffusion des séries une fois celles-ci terminées (exceptée celle de leur production originale comme House Of Cards). Dans un environnement aussi concurrentiel, ce « back catalogue » (catalogue d’œuvres peu récentes), hormis quelques séries nouvelles telles que House of Cards ou Orange is the New Black, qui ne ramènent d’ailleurs que très peu de nouveaux abonnés[2], se présente comme un handicap que devra compenser la densité de ce catalogue. La quantité à défaut de la nouveauté, pourrait-on dire.
Si cette première difficulté concernant l’offre paraît surmontable, surtout avec un trésor de plusieurs milliards dédié à l’investissement, la seconde semble plus complexe puisqu’elle concerne le mode d’équipements multimédias des français.
En effet, selon Rodolphe Balmer, Directeur Général de Canal +, « la France est un pays de télévision par ADSL, pas d’OTT » c’est-à-dire Over The Top, une offre ne passant pas par une Box Internet. C’est la différence essentielle entre le marché de l’équipement audiovisuel français et américain : l’offre Cable TV outre-Atlantique est évaluée entre 70 et 100 dollars contre 30 euros (soit 42$) pour un abonnement français Triple Play offrant connexion Internet, TV et téléphone ! L’abonnement VOD à 11$/mois explique aisément le succès de « l’OTT » et de Netflix aux Etats-Unis. En France, Netflix ne pourra pas éviter cette caractéristique culturelle française et devra, selon toute logique, passer des accords de partenariats avec les opérateurs de notre pays afin d’être proposé sur les bouquets des offres TV. C’est seulement à cette condition que l’entreprise de M. Hastings pourra toucher un public conséquent dans le pays de l’exception culturelle.
C’est d’ailleurs l’exception culturelle française qui représente le principal obstacle à l’arrivée de Netflix en France.
DES DIFFICULTES JURIDIQUES
Il existe deux obstacles juridiques pour la société de SVOD américaine : le respect de l’exception culturelle française et la réglementation concernant la chronologie des médias, très différente de celle pratiquée aux Etats-Unis.
L’accord du 6 juillet 2009 relatif à la « chronologie des médias et à l’ancienne réglementation » impose un délai de 36 mois, soit 3 ans, entre la diffusion d’un film en salle et celle proposée par une entreprise de communication audiovisuelle de SVOD telle que Netflix. Cette période, unanimement considérée comme trop longue par l’ensemble du secteur[3] a été remise en cause consécutivement par les rapports Lescure et Bonnell, qui proposent de réduire ce délai de moitié. Mais cette réforme, normalement inscrite au calendrier parlementaire au printemps 2014, a déjà été repoussée…
Pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce retard et la chronologie des médias en elle-même n’auront que très peu de conséquences sur l’arrivée en France de l’ogre américain. En effet, le « back catalogue » de films proposés par Netflix a déjà atteint, pour la majeure partie des œuvres, le délai de 3 ans. Les séries, quant à elles, ne sont pas concernées par les contraintes liées à cette chronologie. Il s’agit donc d’une difficulté mineure, voire d’un faux problème. Ce qui n’est pas le cas de l’exception culturelle française, et européenne, et de son intransigeant mécanisme de contribution…
L’exception culturelle, notion fourre-tout depuis son apparition dans l’accord Blum-Byrnes de 1946 avant d’être promue sur la scène internationale dans les années 1980, repose, selon le rapport Lescure de mai 2013 , « sur l’idée que la culture ne saurait, en raison des enjeux qui s’attachent à la création et à la diffusion des œuvres, être intégralement soumise aux règles du droit commun et de l’économie de marché. Sans nier la dimension économique de la culture, l’exception culturelle vise à reconnaître et protéger sa dimension éthique, politique et sociale, qui en fait l’un des fondements de la dignité humaine ». Se fondant sur ce principe, la France a mis en place un système de contributions et de subventions à la production d’œuvres françaises et européennes – principalement financé par les chaînes de télévision, au premier rang desquelles Canal Plus. La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, modifiée par le décret « Tasca » du 17 janvier 1990, fixe ce principe général. Celui-ci concerne la diffusion des œuvres cinématographiques et audiovisuelles par les éditeurs de services de télévision. Netflix, comme les autres éditeurs de VOD et de SVOD, devra respecter le décret n°2010-1379 du 12 novembre 2010, modifiant la loi précitée, et relatif aux services des médias audiovisuels à la demande (SMAD). Dans ses articles 1 et 4, le décret de 2010 indique que ses dispositions relatives à la contribution s’appliquent pour les éditeurs de service de VOD de rattrapage et aux autres éditeurs VOD dès lors que leur chiffre d’affaire est supérieur à 10 millions d’euros par an et que leur offre de catalogue dépasse les 10 œuvres audiovisuelles (autres que celles indiquées à l’A1609 du CGI – œuvres pornographies et/ou violentes). L’article 6 du décret SMAD dispose qu’un éditeur de SVOD peut consacrer jusqu’à 26% de ses revenus, dès sa troisième année de présence en France, « à des dépenses contribuant au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes, d’une part, et d’expression originale française, d’autre part » (Art. 4). Enfin le chapitre 2 du même décret garantit la présence d’œuvres françaises et européennes. Un minimum de 60% d’œuvres audiovisuelles européennes doit être proposé dans le catalogue de VOD, et de 40% pour les œuvres françaises (Art. 12). La page d’accueil de l’éditeur de VOD ou de SVOD doit « réserver une proportion substantielle aux œuvres européennes et françaises. » (Art. 13).
Reste à savoir si Netflix s’installera en France et non au Luxembourg, à l’instar des Apple et autres Amazon… Le pays de la finance est déjà le siège européen de l’entreprise de SVOD depuis son lancement au Royaume-Uni. La TVA à 15% et l’absence de législation contraignante en matière de droit de l’informatique attirent les grandes firmes américaines. Notons qu’il existe un décret du 17 décembre 2010 relatif aux « services de télévision et de médias audiovisuels à la demande diffusés depuis d’autres Etats européens » : « Lorsque le Conseil supérieur de l’audiovisuel estime que la programmation d’un service de télévision ou de médias audiovisuels à la demande relevant de la compétence d’un autre État membre de la Communauté européenne ou partie à l’accord sur l’Espace économique européen est entièrement ou principalement destinée au public français, compte tenu notamment de l’origine des recettes publicitaires ou d’abonnement, de la langue principale du service ou de l’existence de programmes ou de publicités visant spécifiquement le public français, il peut adresser par écrit à l’État membre compétent à l’égard du service, par l’intermédiaire du Gouvernement, une demande tendant à parvenir à un règlement amiable. A défaut de règlement amiable dans un délai de deux mois, le Conseil supérieur de l’audiovisuel notifie à la Commission européenne et à l’État membre, par l’intermédiaire du Gouvernement, les mesures qu’il entend prendre en application du même article de la même loi à l’égard du service et leurs motifs. Il ne peut mettre en oeuvre ces mesures qu’après leur validation par la Commission européenne dans un délai de trois mois à compter de leur notification. » (Art. 4). Malgré l’existence de ce décret, il sera difficile pour le Gouvernement de prouver et d’éviter ce type de contournement (comme pour le cas Amazon).
La Ministre de la Culture a déjà promis une totale intransigeance contre toute attitude dite de « passager clandestin » de la part de Netflix. Pas sûr que de simples mots suffisent à calmer les ardeurs du géant américain…
Cependant, dans un pays à l’exception culturelle caractéristique, le poids des autres opérateurs pourrait convaincre la société d’outre-Atlantique à s’implanter en France.
Netflix aura tout intérêt à jouer le jeu et à respecter la loi française, comme le font les autres éditeurs de SVOD. Car, tout en continuant l’OTT, l’entreprise californienne devra passer des accords avec les FAI afin de pouvoir diffuser via les offres Triple Play dans l’objectif d’atteindre un public de masse. En effet, à la différence du précèdent anglais (accord avec Virgin Media) ou américain (contrat de 20 à 25 milliards de dollars avec ComCast pour améliorer le débit – remettant ainsi en cause le principe de neutralité du Web ; mais il s’agit d’un autre débat…), il n’est pas évident qu’une entreprise comme Orange accepte de passer des accords de ce type avec une société qui ne contribue pas autant que lui à la production cinématographique en ne respectant pas la loi.
Des rumeurs[4] font état depuis plusieurs mois d’un souhait de Netflix d’acquérir les droits de certaines œuvres françaises, voire même de produire une œuvre originale européenne. Il s’agit peut-être ici d’un indice quant à la volonté de l’entreprise américaine de respecter les normes juridiques françaises en matière de médias audiovisuels à la demande.
En tout cas, depuis le 12 mars 2014, un nouveau diffuseur avait fait son apparition sur le Web : Popcorn Time, une sorte de Netflix gratuit. Visiblement lancé par Kim Dotcom, le sulfureux créateur de Megaupload, ce site proposait un catalogue à visualiser en streaming… dans l’illégalité la plus totale, sans aucun respect du droit d’auteur. Si ce projet est pour le moment suspendu, il faudra toutefois s’attendre à voir fleurir ce type d’initiatives dans le futur.
Finalement, pour les dirigeants de l’entreprise Netflix, les difficultés à surmonter cette année ne sont peut-être pas là où ils les attendaient…
Hugo SALARD
M2 DMI – Paris II
http://www.blog-dmi.com/
POUR ALLER PLUS LOIN :
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023038244&categorieLien=id
-http://www.csa.fr/Television/Le-suivi-des-programmes/La-diffusion-des-oeuvres/Les-obligations-de-diffusion-d-aeuvres-cinematographiques/Chronologie-des-medias
-http://www.csa.fr/Services-interactifs/Services-de-medias-audiovisuels-a-la-demande-SMAD/Decret-du-17-decembre-2010-relatif-aux-services-de-television-et-de-medias-audiovisuels-a-la-demande-diffuses-depuis-d-autres-Etats-europeens
-http://television.telerama.fr/television/l-exception-culturelle-en-4-questions,98926.php
[1] https://pr.netflix.com/WebClient/loginPageSalesNetWorksAction.do?contentGroupId=10476&contentGroup=Company+Facts
[2] http://variety.com/2013/digital/news/how-netflixs-bet-on-originals-is-already-paying-off-1200599814/
[3] http://www.culturecommunication.gouv.fr/var/culture/storage/culture_mag/rapport_lescure/index.htm
[4] http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20140226.OBS7733/qui-a-peur-de-netflix.html