L’autorité des marchés financiers sanctionne deux « blogueurs » financiers pour diffusion d’informations inexactes

Par une décision du 7 novembre 2013 [1], la commission des sanctions de l’autorité des marchés financiers vient pour la première fois sanctionner deux blogueurs financiers sur le fondement de l’article 632-1 de son règlement pour manquement de diffusion d’une fausse information sur internet. Il est en effet reproché à ces deux blogueurs, l’un français et ancien professeur d’analyse financière, l’autre gérant de fonds américain, d’avoir diffusé des informations inexactes concernant le niveau d’endettement de la Société Générale, eu égard aux normes prudentielles Bâle II.

Héritières directes de la théorie économique de l’asymétrie d’information, les règles relatives à la communication financière sont au centre du fonctionnement d’un marché. C’est ainsi que le règlement général de l’AMF pose le fameux triptyque de l’information « exacte, précise et sincère » [2] comme pierre angulaire de sa règlementation relative à l’information du public. Ces obligations participent donc aux exigences primordiales de sécurité, de transparence, d’efficience et d’intégrité des marchés.

L’information est donc une vertu pour le marché, mais sa mauvaise utilisation peut entraîner de graves conséquences : c’est ce que vient nous rappeler la Commission des sanctions dans la présente décision. Cette dernière s’inscrit dans le cadre de l’affaire des rumeurs dites « de faillite de la Société Générale » qui avaient mises à mal le cours du titre de l’établissement durant l’été 2011. C’est dans ce contexte que Monsieur Chevallier, ancien professeur d’analyse financière et animant désormais plusieurs blogs d’informations financières, publia plusieurs études contestant la véracité des états financiers publiés par la Société Générale le 3 août 2011.

Monsieur Chevallier fonda son étude sur les ratios utilisés par les normes prudentielles internationales (normes dites « Bale I, II, et III ») permettant d’exprimer le degré de solvabilité d’un établissement bancaire. Sans rentrer dans une explication trop complexe, les normes dites « Bâle II », applicables à l’époque des faits, posaient des exigences de fonds propres par le biais des ratios tier one [3] et core-tier one [4], permettant chacun de mesurer le degré de capitalisation des institutions financières. Mais alors que les états financiers publiés par l’établissement faisaient état d’un ratio tier one de 9,3 % conforme aux exigences des normes de Bâle II, Monsieur Chevallier affirma dans deux articles publiés sur ses blogs que le ratio tier one était en réalité de 2 %, soit un taux dangereusement inférieur aux exigences prudentielles. Ce dernier souligna l’irrégularité des comptes consolidés de l’établissement financier en contestant notamment l’enregistrement comptable de certains titres détenus par la Société Générale. L’article de Monsieur Chevallier fut ensuite relayé par le biais du blog de Mike Shedlock, gérant de fonds américain disposant d’une certaine notoriété outre-atlantique.

Dans le cadre de l’enquête ouverte sur le titre de la Société Générale suite aux rumeurs de l’été 2011, l’autorité des marchés financiers décida, par le biais de son collège, que des griefs devaient être notifiés aux deux blogueurs français et américain, enclenchant ainsi une procédure de sanction. Il est en effet reproché aux deux individus « d’avoir diffusé, en violation de l’article 632-1 du règlement général de l’AMF, une information inexacte ou trompeuse sur le niveau d’endettement de la Société Générale ».

Le régulateur se fonde donc sur l’alinéa premier de l’article 632-1 de son règlement, siège du manquement de diffusion de fausses informations, aux termes duquel, « Toute personne doit s’abstenir de communiquer, ou de diffuser sciemment, des informations, quel que soit le support utilisé, qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications inexactes, imprécises ou trompeuses sur des instruments financiers, y compris en répandant des rumeurs ou en diffusant des informations inexactes ou trompeuses, alors que cette personne savait ou aurait dû savoir que les informations étaient inexactes ou trompeuses ».

La caractérisation d’un manquement de diffusion de fausses informations requière la réunion de plusieurs éléments que la Commission n’omet pas de souligner dans les motifs de sa décision. Elle relève tout d’abord l’élément matériel du manquement, à savoir une diffusion d’information inexacte ou trompeuse. Il est intéressant d’observer préalablement que la règle posée par le règlement distingue bien l’action de « communiquer », de l’action de « diffuser sciemment » des informations fausses [5] : le manquement peut donc être constitué soit par une communication, soit par une diffusion. A ce titre, un auteur souligne que « la mise en virgule souligne bien l’autonomie de la diffusion qui, elle, est subordonnée à la démonstration d’une intention » [6]. Il est ici louable que la commission ait utilisé de manière continue le terme de « diffusion » comme le permet l’article 632-1 du règlement général, là où la jurisprudence antérieure avait tendance à alterner les notions de « diffusion » et de « communication » sans explication valable. De même, on comprend pourquoi la commission insiste sur « la volonté de M. Chevallier d’élargir autant que possible la diffusion de son article » : on retrouve la démonstration de l’intention devant nécessairement être attachée à la diffusion.

La commission démontre dans un second temps que l’étude diffusée par M. Chevallier, puis par son homologue américain revêt la qualité d’une information inexacte ou trompeuse (donc non « exacte, précise et sincère »). Elle explique ainsi que les titres litigieux, à savoir des Titres Subordonnés à Durée Indéterminée (TSDI) et des Titres Super Subordonnés à Durée Indéterminée (TSSDD) « avaient, en application des règles Bâle II, vocation à être pris en compte dans le calcul des capitaux propres et ne pouvaient donc s’analyser exclusivement comme des instruments de dettes ». Monsieur Chevallier ne pouvait donc affirmer que ces titres venaient gonfler le niveau d’endettement alors que tel n’était pas le cas en l’espèce (à ce titre, un commentaire auquel nous renvoyons le lecteur [7], s’interroge sur le fait que la commission s’appuie sur les règles Bâle II alors que monsieur Chevallier faisait expressément référence aux règles Bâle III).

La commission démontre dans un dernier temps que les auteurs de cette diffusion auraient dû savoir que les informations qu’ils avaient diffusées étaient inexactes ou trompeuses. En effet, il est souligné que Monsieur Chevallier  « a eu pleinement conscience de l’inexactitude, au regard des règles comptables en vigueur et des principes de Bâle II, de l’information qu’il a diffusé (…) ». Cette condition de conscience de l’inexactitude de l’information diffusée est primordiale pour caractériser le manquement : cela amène le régulateur à rechercher si la personne visée avait la connaissance et les qualités pour savoir que son information diffusée était fausse [8]. La Commission précise ainsi la qualité « d’ancien professeur des universités enseignant l’analyse financière » de Monsieur Chevallier pour souligner que ce dernier aurait dû savoir que les informations étaient inexactes ou trompeuses. Le même raisonnement est appliqué pour le blogueur américain, notamment du fait de sa qualité de « professionnel de la finance » et de « conseiller en investissement » et auquel il est reproché de ne pas avoir « procédé aux vérifications élémentaires qui lui auraient permis de constater l’inexactitude des informations ».

Les éléments du manquement étant ainsi constitués, la commission prononce logiquement une sanction pécuniaire au titre de l’article L621-15 du code monétaire et financier. Cette application littérale et implacable de l’article 632-1 du règlement laisse cependant subsister plusieurs interrogations qu’il convient de souligner.

La Commission aurait-elle pu se fonder sur l’alinéa 2 du même article 632-1 de son règlement ? En effet, aux termes de cet alinéa, « Constitue en particulier la diffusion d’une fausse information le fait d’émettre, sur quelque support que ce soit, un avis sur un instrument financier ou indirectement sur l’émetteur de celui-ci, après avoir pris des positions sur cet instrument financier et de tirer profit de la situation qui en résulte, sans avoir simultanément rendu public, de manière appropriée et efficace, le conflit d’intérêts existant ». Cet alinéa, généralement considéré comme applicable aux analystes financiers, permet de sanctionner la diffusion de fausses informations relatives à un instrument financier conjuguée à une prise de position simultanée sur ce même instrument. On peut tout de suite réfuter cette hypothèse car l’examen des faits ne démontre pas l’existence de prises de positions sur les titres de la Société Générale. Mais quid si de telles positions avaient existé ? Autrement dit, la véritable question est de savoir si Monsieur Chevallier pouvait être assimilé à un analyste financier, au sens du règlement général ? Pour développer cette réflexion, rappelons que la cour d’appel de Paris s’est déjà prononcée sur l’hypothèse de diffusion de fausses informations par des analystes financiers. En effet, par un célèbre arrêt LVMH c/ Morgan Stanley du 30 juin 2006, celle-ci avait reconnu « la liberté d’opinion » de l’analyste financier tout en soulignant que ses analyses devaient se faire dans le respect des « principes de rigueur, d’objectivité, d’impartialité » [9]. C’est ainsi que les juges avaient considéré que l’opinion exprimée par les analystes de l’établissement Morgan Stanley, sans excès ni intention de nuire, que d’autres experts partageaient et qui était fondée sur des faits avérés, ne révélait pas de faute.

Il est donc raisonnable de se demander si un tel raisonnement pouvait s’appliquer aux deux personnes mises en cause dans la présente décision, et dont les fonctions et les connaissances techniques se rapprochent largement de celles des analystes financiers « institutionnels ». Le flou entourant le statut juridique de tels individus bénéficiant parfois d’une renommée certaine et émettant des avis largement suivis sur internet pose donc de réels problèmes et de réelles interrogations. Rappelons que jusqu’à la présente affaire, les décisions sanctionnant un manquement de diffusion de fausses informations par des tiers concernaient essentiellement des actionnaires de sociétés émettrices de titres financiers, ou encore des journalistes. Cet arrêt est donc une première en ce qu’il concerne des tiers que l’on pourrait qualifier de « lambda ».

Enfin, les faits d’espèce de la présente décision soulèvent une dernière interrogation et non des moindres : peut-on réellement assimiler un article publié sur un blog à une diffusion effective d’une information portant sur un titre financier ? Certes,  l’article 632-1 du règlement précise bien que le manquement peut être soulevé « quel que soit le support utilisé ». Mais à l’heure de la démocratisation des matières financières et de l’apparition des sites, forums et blogs de toute nature, relatifs aux marchés financiers, les publications d’avis et études par des initiés – ou non – aux métiers de la finance se multiplient et il est certain que le régulateur ne pourra contrôler ce flux massif d’informations diffusées via le World Wide Web. Si la présente décision peut s’expliquer par la qualité des personnes mises en cause, à savoir un ancien professeur d’analyse financière et un gérant de fonds, un même raisonnement pourra-t-il s’appliquer à un blogueur lambda, mais disposant des mêmes connaissances techniques ? Ainsi, comme le souligne un journaliste, « l’affaire soulève une question fondamentale: quel risque courraient les analystes qui recalculent les agrégats financiers à partir de leurs propres hypothèses ? » [10].

Pour conclure, cette décision constitue un précédant important en ce qu’elle pose les bases d’un encadrement des informations financières diffusées par des tiers par le biais d’internet. Si le fondement juridique est implacable, le raisonnement de la Commission laisse subsister de nombreuses interrogations qu’il conviendra d’éclaircir. L’autorité des marchés financiers aurait-elle ouverte la boîte de Pandore ?

Alexis Mesnildrey

Master 2 Droit des Affaires et Fiscalité

Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

Pour en savoir plus :

F. Martin Laprade,  « Affaire des (fausses) rumeurs de faillite de la Société Générale : du danger à accuser autrui de mensonge (sur son blog) », Bulletin Joly Bourse, 28 février 2014 n° 2, P. 73.

  1. Clermontel, Le droit de la communication financière, Joly éditions, coll. « Pratique des affaires », 2009

J-C. Vidal, P. Mudet, Communication financière, Edition Francis Lefebvre 2011



[1] AMF sanct., 7 nov. 2013, MM. Jean-Pierre Chevallier et Mike Shedlock

[2] Article 223-1 du règlement général de l’autorité des marchés financiers.

[3] « Le Tier one consiste en la partie jugée la plus solide des capitaux propres des institutions financières. Il rassemble essentiellement le capital social, les résultats mis en réserve et les intérêts minoritaires dans les filiales consolidées moins les actions auto détenues et le goodwill. » – Site internet de l’autorité de contrôle prudentiel et de résolution

[4] « Le ratio core-Tier one est une variante du Tier one, qui exprime mieux encore la solvabilité des banques, parce que la composante «fonds propres» du rapport est plus restrictive : elle est constituée uniquement du capital apporté par les actionnaires, augmenté des bénéfices reportés chaque année par la banque; elle exclut toutes les formes de capitaux hybrides. » – Site internet de l’autorité de contrôle prudentiel et de résolution

[5] Article 632-1 du règlement général de l’AMF

[6] P. Clermontel, Le droit de la communication financière, Joly éditions, coll. « Pratique des affaires », 2009, p.371

[7] F. Martin Laprade,  Affaire des (fausses) rumeurs de faillite de la Société Générale : du danger à accuser autrui de mensonge (sur son blog) , Bulletin Joly Bourse, 28 février 2014 n° 2, P. 73.

[8] A titre d’exemple, l’autorité des marchés financiers a ainsi déjà affirmé qu’un dirigeant de société, « eu égard de ses fonctions » savait ou aurait dû savoir qu’une information diffusée était erronée.

[9] CA Paris, 30 juin 2006, LVMH c/ Morgan Stanley, N° 04/06308

[10] A. Landrot, « L’AMF soupèse la liberté d’information en matière financière », AGEFI 21 oct. 2013.

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