L’œuvre vandalisée d’Anish Kapoor ou la négation du droit au respect de l’œuvre

Duchamp, Cy Twombly, Serrano, Mila… l’artiste britannique Anish Kapoor vient, tristement, se rajouter à cette litanie d’artistes aux œuvres vandalisées. Exposée au château de Versailles, l’œuvre « Dirty Corner » a fait l’objet d’inscriptions haineuses et antisémites fermement condamnées par le Président François Hollande, adressant par là même sa solidarité à Anish Kapoor et réaffirmant son « attachement indéfectible à la liberté de création qui a sa place dans les lieux les plus prestigieux de notre patrimoine » selon le communiqué de l’Élysée. Cette dégradation est pour nous l’occasion de revenir sur la protection du droit d’auteur et, surtout, sur le droit au respect de l’auteur, branche essentielle du droit moral de l’auteur, mais aussi sur ses éventuelles limites.

 

            I – Le droit au respect et à l’intégrité de l’œuvre

Évoquer ce droit, c’est évoquer l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose, de manière laconique, que « l’auteur jouit du droit au respect (…) de son œuvre ». Ledit article se trouve être le siège du droit au respect de l’œuvre de l’auteur. Citons, également, la convention de Berne et son article 6 bis, qui dispose que l’auteur peut s’opposer « à la mutilation ou autre modification de l’œuvre (…) préjudiciables à son honneur ou à sa réputation ». Ainsi, ce droit extra-patrimonial permet une véritable protection de l’œuvre de l’auteur. Ce dernier a le « droit absolu de s’opposer à toute altération, si minime qu’elle soit, susceptible d’en altérer le caractère et de dénaturer sa pensée » 1. La sculpture de Kapoor ayant été vandalisée, l’artiste voit son droit au respect et à l’intégrité de son œuvre bafoué. La raison d’être d’une telle disposition est relativement simple à comprendre : l’artiste met son œuvre à la disposition de son cocontractant (en cas de cession de droits) ou du public. Sa destination doit être respectée et aucune modification substantielle de l’œuvre ne doit avoir lieu. Soit sa destination résulte de la volonté expresse des parties (appréciation in concreto), soit celle-ci réside plus globalement « au bon usage de l’œuvre » par référence à une personne dite raisonnable (appréciation in abstracto). Dans tous les cas, il est possible de parler du respect de la « dignité de l’œuvre » 2.

Les atteintes portées à l’œuvre peuvent être objectives ou subjectives. Objectives d’abord, elles toucheront matériellement l’œuvre. Le droit au respect et à l’intégrité de l’œuvre permet ainsi d’éviter la « maltraitance » de celle-ci. Les exemples jurisprudentiels s’avèrent nombreux, la protection porte sur toutes « mutilations » 3, « modifications » 4 ou encore sur toutes « destructions » 5 de l’œuvre. Subjectives ensuite, elles toucheront l’esprit de l’œuvre. Pensons, par exemple, à une mise en scène d’une pièce de théâtre contraire à l’esprit du dramaturge6. Ainsi, une œuvre peut ne pas être altérée physiquement, mais faire l’objet d’une atteinte « spirituelle ». Toutefois, le plus souvent en pratique, ce diptyque se mélange aisément et il semble que l’atteinte matérielle engendre, le plus souvent, une atteinte spirituelle comme pour le cas de Kapoor.

            II – Une limite ; l’autre : la confrontation du droit au respect de son œuvre et l’ordre public

            La première limite exprimée réside dans la souplesse de la notion. Cette souplesse est notamment due aux différentes œuvres pouvant faire l’objet de modifications substantielles. Traditionnellement, la jurisprudence aura tendance à appliquer volontiers cette protection aux œuvres d’art et plus difficilement aux arts appliqués.

Ensuite, une autre limite peut être soulevée : imaginons une œuvre portant atteinte aux intérêts d’un tiers et, plus précisément, au droit de la personnalité. Les magistrats peuvent, dès lors, demander une modification de l’œuvre (supprimer une partie d’un texte, supprimer des paroles d’une chanson dénigrante, etc.). C’est précisément ce qui semblait être le cas en l’espèce. En effet, Kapoor avait décidé de laisser les inscriptions faites à la peinture blanche. L’artiste souhaitait laisser aux yeux du monde un spectacle affligeant et empreint de haine. Dès lors, le « vagin de la Reine » devait rester en l’état jusqu’au 1er novembre. Sauf que… samedi 19 septembre, à la suite d’une saisine du juge des référés de Versailles à l’initiative de l’association Avocats sans frontières et un conseiller municipal de la ville, le tribunal a exigé l’« occultation définitive » des tags à caractère racial et antisémite. Le juge des référés considère, en effet, que ceux-ci portent atteinte à l’ordre public et à la « dignité de la personne humaine ».

La décision se comprend aisément. Le tapis vert de Le Nôtre pouvait-il être le lieu où converse la violence et l’innommable ? Assurément pas. Ici, le droit d’auteur est en confrontation directe avec d’autres droits et, aussi avec des libertés fondamentales. Tantôt, l’incitation à la haine raciale et l’antisémitisme, tantôt, le respect à la dignité viennent à l’esprit. Cette situation fait inévitablement penser à l’affaire Our Body, particulièrement médiatisée7. Et puis, comme l’avait déjà exprimé à l’AFP le Professeur et avocat Maître Christophe Caron, spécialiste en la matière, « si une action pénale est engagée, réclamant que les inscriptions soient effacées sur la sculpture d’Anish Kapoor, mon sentiment est que le droit pénal aura le dernier mot, car l’intérêt public l’emporte sur la seule protection du droit de l’artiste » 8. 

            Il est notable et notoire que le droit d’auteur n’est pas sans limites et il est nécessaire d’avoir à l’esprit que les magistrats soumettent ce droit au principe de la balance des intérêts. Dans tous les cas, au-delà de l’ignominie de tels actes et par-delà la haine véhiculée, l’affaire aura définitivement animé l’été. Finalement, n’oublions pas, comme le précise fort justement le philosophe Raphaël Enthoven, « une œuvre d’art n’est pas un étendard » 9

Jason Labruyère

 

[1] CA Paris, 20 novembre 1935, Dalloz H 1936, 26 ; S. 1939, 2, 170 note Gény.

[2] Expression utilisée par P.-Y. GAUTIER, Propriété littéraire et artistique, PUF, 9e éd., p. 235.

[3] CA Paris, 30 mai 1962, D. 1962.570, note Desbois, « l’affaire Bernard Buffer » : affaire dans laquelle l’œuvre, qui était reproduite sur un réfrigérateur, a été découpée en morceaux.

[4] Cass. 1ère civ., 28 mai 1991, Bull. civ. 1, n° 172 ; sur renvoi CA Versailles, 19 décembre 1994, RIDA avril 1995, 389 note A. Kérever : pour un ajout de couleurs.

[5] CA Paris, 25 novembre 1981, RIDA 1981, 192 : l’œuvre du sculpteur, Roger Bezombes intitulée « La condition humaine » exposée à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Celle-ci a été disloquée par des tiers arguant du caractère blasphématoire de l’œuvre.

[6] TGI Paris, 1re ch., 27 nov. 1985, Zorine c/Le Lucernaire, Gaz. Pal. 1986, 2, somm. 369.

[7] « Inassurabilité de l’exposition “Our Body », article du 6 novembre 2014, Le Petit Juriste ; voir également Cass. civ. 1re, 29 oct. 2014, n° 13-19.729, obs. Daniel BERT, AppliDroit, V° Cause,  Inassurabilité de l’exposition « Our Body »

[8] L’Express,  « Laisser les tags sur l’œuvre de Kapoor le droit de l’artiste n’est pas sans limites », 11 septembre 2015. Lire l’article : http://www.lexpress.fr/actualites/1/societe/laisser-les-tags-sur-l-oeuvre-de-kapoor-le-droit-de-l-artiste-n-est-pas-sans-limites_1714680.html.

[9] Raphaël Enthoven, « La Morale de l’info », Europe 1, le 8 septembre 2015.

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