La modification post-traumatique de la Constitution

Critiquable, cette réforme de la Constitution proposée par le président de la République[1] l’est à de nombreux égards, et particulièrement pour des raisons politiques.

Mais, qu’en est-il de notre droit ?

Avant toute chose, il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel ne contrôle pas la conformité des lois constitutionnelles à la Constitution, au motif que le pouvoir constituant est souverain.[2]

Le projet de loi constitutionnelle comporte deux articles : le premier concerne la constitutionnalisation de l’état d’urgence et le second est relatif à la déchéance de nationalité des binationaux.

 

La constitutionnalisation de l’état d’urgence

La modification proposée

L’article 1er de la loi constitutionnelle prévoit de créer dans notre Constitution un article 36-1, sous l’article 36 relatif à l’état de siège.

Il reprend l’essentiel de l’article 1er de la loi de 1955[3], en fixant, dans son alinéa 1er, les conditions dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré, à savoir :

  • condition formelle : « en Conseil des ministres » ;
  • condition matérielle : « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Les alinéas 2 et 3 du nouvel article 36-1 de la Constitution énoncent les pouvoirs du Parlement en ce qui concerne l’état d’urgence :

  • les mesures administratives (c’est-à-dire les mesures qui peuvent être effectuées par les autorités publiques sans le contrôle d’un juge impartial et indépendant) sont limitativement énumérées par une loi ;
  • la prorogation de l’état d’urgence au-delà de 12 jours ne peut être autorisée que par une loi qui en fixe la durée qui n’est pas limitée.

 

Les implications juridiques

Il est légitime de s’interroger sur l’utilité juridique de cette réforme.

En effet, la constitutionnalisation à droit constant des conditions dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré n’apporte rien, sauf à empêcher la possibilité pour le Parlement de les modifier par une loi ordinaire, comme il est avancé dans l’exposé des motifs, ce qu’un peu de réalisme politique rend peu convaincant.

De plus, les conditions fixées par la loi de 1955 sont déjà :

  • d’une part, suffisamment précis pour éviter une mise en œuvre illégitime ou arbitraire ;
  • d’autre part, suffisamment larges pour prendre en compte toute situation d’urgence.

Au surplus, il s’agit d’une situation dans laquelle les (ou certains) responsables politiques et le public font preuve d’une vigilance accrue et qui vient compléter l’appréciation juridique que les gens de droit peuvent exercer sur les mesures prises, comme le démontrent les nombreuses interventions éclairantes des magistrats et des avocats dans les médias ces derniers jours.

À l’inverse, il pourrait même être soutenu que cette constitutionnalisation serait dangereuse, si une nouvelle menace ne pouvant entrer dans le champ de ces conditions, devait arriver.

En ce qui concerne les mesures qui pourront être prises par les autorités administratives, il reviendrait à la loi de les fixer, comme c’est actuellement le cas.

L’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle semble justifier ce pouvoir laissé au Parlement par le fait que la loi, dont la modification est plus rapide et plus facile qu’une réforme constitutionnelle, serait plus susceptible de s’adapter aux besoins des autorités.

Il explique également que la constitutionnalisation de l’état d’urgence permettrait au Parlement d’adopter des mesures qui seraient, aujourd’hui, jugées inconstitutionnelles ![4]

À ce titre, il évoque trois pistes (sérieusement contestables et sous-entendant sans aucune discrétion qu’il serait opportun que le Parlement adopte ces mesures après le vote de la loi constitutionnelle) :

  • « contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public »[5];
  • « retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative » ;
  • « saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives ».

Ces trois propositions sont liberticides et leur efficacité n’a rien d’évident. Elles risquent, au contraire, de décrédibiliser cet état d’exception en donnant trop de pouvoirs aux autorités administratives qui agissent sans aucun contrôle de l’autorité judiciaire et dont la tendance à abuser de ces pouvoirs a maintes fois été démontrée ces derniers jours.[6]

La troisième piste, plus particulièrement, ne nécessitait pas de « constitutionnaliser » cet état d’exception.

C’est aussi le cas de la faculté laissée au Parlement de prolonger l’état d’urgence au-delà de 12 jours.

De manière générale, l’exposé des motifs vient préciser que les mesures prises sous le régime du futur article 36-1 de la Constitution seront soumises au contrôle du juge administratif, comme si ce n’était pas déjà le cas sous l’empire de la loi de 1955.[7]

Le potentiel de l’article 1er du projet de loi constitutionnelle apparaît donc comme plus dangereux qu’efficace pour l’État de droit.

 

La déchéance de nationalité

Le projet de loi envisage de faire entrer dans la Constitution la possibilité pour le législateur de prévoir des cas dans lesquels les personnes nées françaises sont susceptibles d’être déchues de la nationalité française.

Etrangement, cette disposition est présentée comme une mesure destinée à « protéger la nation », comme l’indiquent le titre du projet de loi et l’exposé des motifs.[8]

Il s’agit pourtant d’une mesure de sanction. C’est ce qu’indique le même exposé des motifs lorsqu’il affirme : « il s’agit pour la communauté nationale de pouvoir décider de sanctionner ceux qui par leurs comportements visent à détruire le lien social ».

Le caractère préventif, quant à lui, tiendrait au fait que la mesure permettrait l’éloignement certain d’un individu du territoire national.[9]

Cela n’est pas sérieux : les terroristes trouveront toujours le moyen de pénétrer le territoire qu’ils veulent attaquer. Ce n’est pas un jugement qui arrêtera leur détermination.

De surcroît, pour se concentrer sur la menace qui nous concerne, il semble acquis que la plupart de ceux qui rejoignent l’État islamique (qui n’a rien d’islamique, mais a de plus en plus les caractéristiques d’un État) sont des jeunes en perte de repères et l’éloignement est sûrement de nature à renforcer les sentiments de rejet vis-à-vis de notre pays et de tout ce qu’il représente.

L’argument symbolique ne tient pas non plus la critique, puisque les individus convaincus de leur combat pour ce qu’ils appellent le djihad n’ont que faire de leur nationalité française. Nul besoin de les en déchoir : ils brûlent eux-même leurs passeports en arrivant en Syrie.

A l’inverse, cette mesure touche tous les binationaux qui se sentent autant Français que les « uninationaux » : rappelons que la majorité des terroristes du 13 novembre étaient des Français n’ayant que cette nationalité.

 

Pour conclure, je reprendrai simplement cette phrase de l’exposé des motifs de la loi :

« La démocratie ne combat pas ceux qui nient ses valeurs en y renonçant ».

 

Antonin Péchard

[1] Projet de loi constitutionnelle n° 3381 de protection de la nation, Assemblée nationale, 23 déc. 2015.

[2] Cons. constit., 6 nov. 1982, n° 62-20 DC, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct ;  2 sept. 1992, n° 32-312 DC Traité sur l’Union européenne ; 26 mars 2003, n° 2003-469 DC, Révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République .

[3] L. n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, mod. L. n° 2013-403 du 17 mai 2013.

[4] « Mais les mesures que cette loi (la loi de 1955), même modifiée, permet de prendre pour faire face à des circonstances exceptionnelles sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence. Le nouvel article 36-1 de la Constitution donne ainsi une base constitutionnelle à des mesures qui pourront, si le Parlement le décide, être introduites dans la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. »

[5] V. Cons. constit., 5 août 1993, n° 93-323, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité.

[6] TA Poitiers, 23 déc. 2015 (première annulation d’une assignation à résidence dans l’état d’urgence du 14 novembre 2015) ; V. aussi : « Quand vous donnez des pouvoirs à la police, elle ne se limite pas aux raisons pour lesquelles vous lui avez donné ces pouvoirs. Certes, les perquisitions menées dans le cadre de l’état d’urgence (2700 – NDLR) ont permis de saisir des armes (187 procédures ont été lancées sur cette base – NDLR) et de la drogue (167 procédures – NDLR), mais cela n’a rien à voir avec le terrorisme. L’état d’urgence n’est pas fait pour ça. Enfin, l’utiliser pour des raisons politiques est encore plus scandaleux. C’est ce qui a été fait avec l’interdiction de certaines manifestations ou l’assignation à résidence de militants écologistes lors de la COP 21 » (LECLERC H., « La dernière fois qu’on a utilisé durablement l’état d’urgence, cela a donné les massacres du 17 octobre 1961 et du métro Charonne », L’Humanité, 22 déc. 2015).

[7] V. par ex. TA Poitiers précit.

[8] « L’article 2 du projet de loi constitutionnelle poursuit la même finalité que l’article 1er de protéger la Nation. »

[9] « L’élargissement des cas de déchéance de nationalité française contribuera en outre à renforcer la protection de la société française, en permettant notamment de procéder à l’éloignement durable du territoire de la République, par la voie de l’expulsion, des personnes dont le caractère dangereux est avéré par la condamnation définitive dont elles ont fait l’objet et à interdire leur retour sur le territoire. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.