De Nancy à Hanoï, parcours d’un magistrat en détachement

Benoit Briquet, magistrat administratif en détachement au Vietnam, nous livre son expérience.

Le Petit Juriste : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et vos fonctions ?

Benoit Briquet : Oui, bien sûr. Après avoir exercé pendant un peu plus de quatre ans en tant que magistrat au Tribunal administratif de Nancy, je suis parti dans le cadre de mon obligation de mobilité statutaire fin 2013 à l’Ambassade de France à Hanoï au Vietnam, où je travaille désormais. Responsable du Pôle Justice-Droit-Gouvernance, je suis chargé d’assurer au quotidien la coopération juridique menée depuis 1993 entre la France et le Vietnam.

Cette coopération, la plus ancienne en ce qui concerne les États occidentaux, a principalement pour but d’aider le Vietnam à devenir à terme un véritable État de droit ; c’est-à-dire un État qui non seulement respecte la hiérarchie des normes, mais adopte également des règles compatibles avec les droits et libertés fondamentaux dont tout individu doit pouvoir bénéficier. Nous essayons également de nous assurer que la règlementation économique vietnamienne respecte les engagements internationaux pris par le Vietnam, notamment vis-à-vis de l’OMC, et ce pour permettre à nos entreprises d’opérer dans des conditions favorables.

Pour ce faire, nous faisons venir des experts français renommés dans leur domaine (professeurs, magistrats, avocats, notaires, huissiers…) pour qu’ils donnent leur avis sur les projets de loi en préparation. Nous sommes ainsi par exemple particulièrement intervenus au cours des deux dernières années sur les projets de réforme du code civil, du code pénal ou de la loi sur l’élaboration des décisions administratives, qui viennent d’être adoptés par l’Assemblée nationale vietnamienne fin novembre 2015. Nous agissons aussi en partenariat avec les ordres professionnels français [Conseil supérieur du notariat (CSN), Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ), Barreau de Paris…] pour développer et renforcer les professions juridiques. Tout n’est pas parfait, bien évidemment, mais les choses avancent : le Vietnam a adhéré à l’Union internationale du notariat latin (UINL) fin 2013 ; l’Assemblée nationale vietnamienne a pris le 26 novembre 2015 une résolution décidant la création de la profession d’huissier au Vietnam, ce qui est l’aboutissement d’un travail mené depuis 2009 avec la CNHJ.

Parallèlement, nous dispensons des formations : à destination tout d’abord des professionnels du droit (juges, procureurs, professions libérales), en association avec l’ENM et les ordres français ; mais aussi pour les étudiants vietnamiens francophones, afin de leur permettre de mieux appréhender le vocabulaire juridique. Ces derniers obtiennent d’ailleurs un diplôme de français professionnel juridique de niveau B2 délivré par la Chambre de commerce et de l’industrie de Paris s’ils réussissent l’examen que nous organisons chaque année à l’issue des cours.

Enfin, pour nous limiter à nos activités principales, nous organisons 4 fois par an à l’Institut français d’Hanoï des conférences ouvertes au grand public sur des sujets d’actualité souvent sensibles, comme l’abolition de la peine de mort ou la gestation pour autrui. La dernière en date, le 10 novembre dernier, a porté sur l’expropriation avec la projection du documentaire « À qui appartient la terre ? » suivie d’un débat avec la réalisatrice. Nous sommes particulièrement contents de cette projection car il s’agissait de la première diffusion au grand public de ce documentaire qui touche un domaine très délicat [le documentaire est visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=8ZzBUxCRuug]. En effet, les expropriations abusives (entente entre le promoteur et les autorités aboutissant à une expropriation à un prix très inférieur au marché suivie d’une grosse opération immobilière dans laquelle les responsables locaux perçoivent des dividendes) sont l’une des principales sources de mécontentement de la population : 80 % des contestations/recours au Vietnam portent sur ce sujet. Jusqu’à présent, une seule de ces conférences a été interdite par la censure (sur la thématique de la torture, en 2014, dans le cadre de la ratification par le Vietnam de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants) ; cela se passe plutôt bien.

LPJ : Comment s’est prise la décision d’effectuer votre mobilité au Vietnam ?

BB : Tous les magistrats doivent effectuer à un moment de leur carrière, pendant au moins deux ans, des fonctions autres que celles qui leur sont normalement dévolues. Cette obligation existe depuis longtemps chez les magistrats administratifs, en vertu de l’idée selon laquelle, « pour bien juger l’administration, il faut bien la connaître », mais elle s’applique également depuis quelques années aux magistrats judiciaires. La décision d’effectuer une mobilité m’est venue sans que je la provoque. Le choix d’accomplir cette mobilité à l’étranger est lui par contre un véritable choix, qui est d’ailleurs assez rare parmi les magistrats (ces derniers effectuant dans leur très grande majorité leur mobilité en France). Il a été pris environ un an avant mon départ effectif et a impliqué une recherche régulière des offres de postes à l’étranger, le dépôt d’une candidature pour le poste qui m’intéressait et pour lequel je pensais disposer des qualifications requises, ainsi que le passage de toutes les épreuves de sélection.

LPJ : Quelle différence y-a-t-il entre un magistrat pratiquant en France et un magistrat pratiquant à l’étranger ?

BB : Il est difficile d’isoler une différence en particulier, car les fonctions que j’exerce maintenant n’ont absolument rien à voir avec celles que j’avais auparavant en France ; ne serait-ce que parce que, depuis mon arrivée au Vietnam, je ne juge plus et n’ai plus à connaître de litiges. Et, même parmi les magistrats exerçant à l’étranger, il y a autant de situations différentes que de fonctions et de pays : ce que je fais au Vietnam n’est pas forcément transposable ailleurs et il y a peut-être autant de différences entre moi et un magistrat exerçant en France qu’entre moi et un collègue effectuant sa mobilité en Afrique ou dans une organisation internationale.

Plutôt que de parler des différences, nombreuses, je préfère évoquer ce qui me rattache à mes anciennes fonctions juridictionnelles : mon expérience pratique de magistrat m’aide énormément dans mon quotidien pour évaluer les priorités à poursuivre, voir ce qui est important et ce qui ne l’est pas, ce sur quoi il faut se concentrer et les domaines sur lesquels il n’est pas utile que l’on intervienne, et pour définir la stratégie permettant d’atteindre ces priorités.

LPJ : Quels sont selon vous les avantages et les inconvénients de pratiquer à l’étranger ?

BB : Le fait de travailler au Vietnam, dans un pays si éloigné de nos racines culturelles, peut être au départ quelque peu déroutant, ce qui peut certes être bloquant et rédhibitoire pour certains, mais aussi – pour ceux qui sont prêts à franchir l’obstacle – contribuer à développer l’adaptabilité, l’ouverture d’esprit et à permettre l’émergence d’une autre vision des choses. Pour les inconvénients, tout va dépendre de la situation familiale avant le départ : s’il y a des enfants, un conjoint (lequel aura potentiellement du mal à trouver du travail dans le pays d’accueil), la décision de partir devra être prise en concertation avec son entourage.

LPJ : Que pouvez-vous dire aux étudiants souhaitant devenir magistrat détaché à l’étranger ?

BB : Je leur conseillerais de voir d’abord au fond d’eux-mêmes ce qu’ils souhaitent vraiment faire. On ne devient pas magistrat pour être détaché à l’étranger. C’est une possibilité, un plus, mais pas une fin en soi. S’ils souhaitent avant tout être magistrats, il faut qu’ils se concentrent sur la préparation des concours correspondants ; si par contre c’est l’étranger qui les intéresse davantage, alors il est sans doute préférable qu’ils s’orientent vers une autre voie, plus directe. Par contre, pour ceux qui veulent avant tout devenir magistrats, je leur conseillerais de garder à l’esprit cette possibilité de travailler à l’étranger : si un jour ils veulent avoir pendant quelques années une expérience différente, cette voie leur sera toujours ouverte.

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