L’affaire Wildenstein : La répression de la fraude fiscale à l’épreuve du principe non bis in idem

Le scénario est digne d’une série hollywoodienne à succès mêlant litiges familiaux, trahisons et infractions financières. Cette affaire complexe mobilise plusieurs aspects du droit puisqu’elle intéresse, d’un côté, le droit fiscal soutenu par des montages de droit civil et d’un autre côté, le droit constitutionnel et les libertés fondamentales.

Après avoir été poussée à renoncer à la succession de son mari qu’elle croyait ruiné, selon les dires de ses beaux-fils, Guy et Alec Wildenstein, Sylvia, la veuve de Daniel Wildenstein, s’est très vite posée des questions sur la soudaine disparition de plusieurs actifs valant des millions d’euros. Elle et son avocate, Maître Dumont-Beghi, ont découvert, suite à un rapport d’expertise, que la majorité de l’héritage est localisée dans des sociétés écrans et dans des trusts situés dans les paradis fiscaux de Guernesey ou encore des Îles Caïmans. Pourtant, les deux premiers trusts découverts (Sylvia Trust, constitué au profit de la plaignante, et David Trust, constitué au bénéfice des petits-enfants de Daniel Wildenstein) n’attirent pas l’attention de l’avocate car Guy et Alec n’en sont pas les bénéficiaires et n’avaient donc pas à les déclarer. Deux autres trusts sont ensuite révélés : le Delta Trust et le Sons Trust et cette fois-ci, ce sont bien Alec et Guy qui en sont les bénéficiaires. Mais aucune trace de ces trusts localisés dans des paradis fiscaux n’apparait dans la déclaration de succession  pourtant, ils contiennent des sommes considérables.

 

 VOLET DROIT CIVIL : Le trust, une institution de droit anglo-saxon

            Qu’est-ce qu’un trust ? Le trust est une institution de droit anglais par laquelle un constituant (le « settlor ») confie à un trustee le soin de gérer les biens et droits mis dans le trust pour le compte d’un ou de plusieurs bénéficiaires. En France, le contrat de fiducie est ce qui s’en rapproche le plus, même s’il diffère du trust pour plusieurs raisons, notamment l’impossibilité par la constitution d’une fiducie de passer outre la réserve héréditaire prévue en droit français.

Largement répandu dans les États anglo-saxons, le mécanisme du trust a commencé à être utilisé lors des Croisades, lorsque les chefs de famille partaient et confiaient à un homme de confiance la propriété de leurs biens, pour le bénéfice de leurs descendants et de leur épouse. Le trust est une libéralité, reconnue à ce titre comme une donation sui generis. Il entraîne un transfert de propriété : le trustee devient propriétaire des biens et droits, tandis que le constituant perd sa qualité de propriétaire et ne peut plus être considéré comme tel car les biens sont définitivement sortis de son patrimoine (sauf en cas de trust révocable).

   Plusieurs types de trust sont à évoquer : un trust peut être irrévocable ou révocable, discrétionnaire (dans cette hypothèse, le trustee choisit lui-même d’intégrer ou d’exclure des bénéficiaires et détermine librement la part de chacun d’entre eux, ainsi on ne sait pas qui sont les bénéficiaires finaux) ou non discrétionnaire. Dans l’affaire Wildenstein, Daniel Wildenstein (le settlor) a constitué plusieurs trusts au profit de ses petits-enfants, de ses fils et de son épouse Sylvia. Il n’était légalement plus le propriétaire des biens placés dans ces mécanismes et par conséquent, il ne pouvait plus se voir opposer un impôt sur ces biens. D’ailleurs, la défense de Guy et d’Alec (ce dernier est aujourd’hui décédé) se base sur la sortie du patrimoine de leur père des biens constituant le trust et qui n’avaient donc pas à être déclarés dans la succession. Ils invoquent le caractère irrévocable et discrétionnaire des trusts : leur père s’était définitivement dessaisi et seul le trustee gérait les biens.

            Cependant, les juges chargés de l’instruction remettent en cause cet argument en se fondant sur des preuves qui laissent à penser que Daniel Wildenstein gérait lui-même les tableaux placés dans le Delta Trust puisque « le trustee engageait Daniel Wildenstein et la galerie de New York pour l’assister dans la gestion de la collection d’art qui compose l’actif du trust ». D’ailleurs, le notaire de la famille faisait lui-même part du possible caractère révocable, et non pas irrévocable, des trusts qui pouvaient alors être considérés comme fictifs. Malgré le fait qu’un trust est dépourvu de personnalité morale, deux des trusts sont poursuivis en tant que personnes morales pour complicité de fraude fiscale, dont une des filiales de la Royal Bank of Canada.

            À la mort du constituant, le trust est soumis aux règles successorales du lieu du décès. Puisque Daniel Wildenstein est mort en France, les lois successorales françaises, qui sont d’ordre public, doivent s’appliquer. La veuve et l’avocate ont donc demandé aux juges que soit pris en compte dans la succession l’ensemble des trusts. Mais la Cour d’Appel de Paris, par un arrêt du 1er octobre 2008[1], rejette cette demande, exonère de toute responsabilité les héritiers Wildenstein et estime même que « l’évasion du patrimoine dans des sociétés étrangères et dans des trusts est conforme à la tradition familiale de transmission des biens aux héritiers directs ». L’arrêt est confirmé par la Cour de cassation le 20 mai 2009[2].

[1]. CA Paris, 2ème chambre, n°04-24633.

[2]. Cass. 1ère Civ. n°08-20317 et n°08-12135.

 

VOLET DROIT FISCAL  : Le trust au service de l’évasion et de la fraude fiscales

Depuis la loi de finances rectificative pour 2011[3], une définition du trust a été introduite dans le Code général des impôts (CGI). Avant cette loi, l’administration fiscale procédait par analyse de la constitution et du fonctionnement du trust pour établir une taxation applicable en matière de droit de mutation et d’impôt sur la fortune (ISF).

            La loi de 2011 définit le trust comme « l’ensemble des relations juridiques créées par une personne qui a la qualité de constituant (ou settlor), par actes entre vifs ou à cause de mort, en vue d’y placer des biens ou droits, sous le contrôle d’un administrateur (ou trustee), dans l’intérêt d’un ou de plusieurs bénéficiaires ou pour la réalisation d’un objectif déterminé »Dans le cas de la lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement a fait adopter en 2013 une loi qui vient, entre autre, renforcer les obligations concernant la déclaration des trusts par l’administrateur. Désormais, en vertu de l’article 1649 AB du CGI, l’administrateur du trust doit procéder à deux types de déclaration : une déclaration évènementielle et une déclaration annuelle. La déclaration évènementielle se fait au titre de la constitution, de la modification ou de l’extinction du trust. L’administrateur est également tenu d’indiquer le nom du constituant et des bénéficiaires ainsi que le contenu des termes du trust. Concernant la déclaration annuelle, chaque 1er janvier, l’administrateur du trust doit déclarer la valeur vénale des biens et droits qui composent le trust. Ces deux déclarations sont effectuées si l’une des quatre conditions suivantes est remplie :

  • Le constituant a son domicile fiscal en France.
  • Au moins un des bénéficiaires a son domicile fiscal en France.
  • Un des biens ou des droits composants le trust est situé en France.
  • L’administrateur du trust a son domicile fiscal en France (condition ajoutée par la loi de 2013).

            La loi de 2013 conduit donc à une déclaration de trusts étrangers pour lesquels le seul lien avec la France est la présence d’un trustee français, alors même que ces situations ne sont pas imposables en France. En cas de manquement à l’obligation déclarative, l’administrateur risque une amende de 10 000 €. Ces infractions sont passibles d’une amende de 20 000 € lorsqu’elles concernent les déclarations événementielles à déposer au titre des constitutions, modifications ou extinctions de trusts intervenues à compter du 8 décembre 2013 et lorsqu’elles concernent les déclarations annuelles à déposer à compter de l’année 2014. Un registre des trusts a également été mis en place.

            Toute cette nouvelle législation autour du trust s’explique par la crainte, ou plutôt le constat, de son utilisation dans les schémas de fraude et d’évasion fiscale. La fraude fiscale se définit comme « la soustraction illégale à la loi française de tout ou partie de la matière imposable d’un contribuable ». L’évasion consiste quant à elle à « réduire ou éviter l’impôt en assujettissant le patrimoine ou les bénéfices à la loi fiscale d’un pays autre que celui auquel il devrait être soumis ». Le trust est largement utilisé dans ces deux pratiques. Mais pourquoi ?

            Le trust permet, en toute légalité, de séparer les biens et actifs du patrimoine de leur propriétaire. Deux propriétés résultent de ce mécanisme : une propriété légale octroyée au trustee qui, aux yeux des tiers, est le propriétaire, et une « equitable ownership » (propriété économique) au profit du bénéficiaire du trust. Il peut de ce fait être utilisé par anticipation en cas de décisions judiciaires défavorables (notamment en cas de faillite) : le constituant peut se démettre de la propriété de ses biens placés dans un trust pour qu’ils ne puissent pas faire l’objet de saisie par ses créanciers. Sur ce point, on remarque deux différences de traitement par les paradis fiscaux qui accueillent traditionnellement les trusts frauduleux : l’Île de Jersey accepte l’exercice par les créanciers du commerçant défaillant d’une action paulienne si le trust a été constitué pour éluder leur action. A contrario, les Îles Cook ne reconnaissent aucun droit aux créanciers, même s’ils sont victimes de la fraude de leur débiteur.

            La difficulté en matière fiscale réside dans le simple fait qu’il est en réalité difficile d’identifier le bénéficiaire du trust. De plus, les personnes souhaitant se soustraire à l’impôt vont constituer les trusts dans les paradis fiscaux, réputés très opaques. Ces paradis fiscaux assurent ainsi une « sécurité » pour les constituants et les bénéficiaires. C’est pourquoi l’obligation de déclarer les trusts est en réalité facile à éviter : le trust n’est généralement pas « visible » et son constituant craint peu les sanctions françaises prévues en cas de non déclaration. L’opacité est aussi induite par le mécanisme même du trust qui permet de brouiller l’identité du véritable propriétaire, sachant que les chaînes de trusts (un trust en détient un autre) sont également envisageables. Enfin, le constituant, étant dessaisi de la propriété des biens et droits constituant le trust,  ne peut être taxé. Les trusts discrétionnaires, pour lesquels le trustee est en droit d’ajouter ou de supprimer des bénéficiaires et de décider librement de la distribution des biens et droits, permettent de sauvegarder l’anonymat des bénéficiaires puisqu’on ne sait pas au final qui seront les réels bénéficiaires. De plus, la plupart des législations des pays accueillant les trusts prévoient que seul le trustee doit apparaître légalement dans les registres. Le trust est donc un outil efficace pour soustraire des biens et droits à l’impôt. L’évasion fiscale est ainsi facilitée par son caractère opaque et son mécanisme complexe.

            Au-delà de la fraude organisée par le biais des trusts, ce sont également les « facilitateurs » de cette pratique qui sont mis en cause ici : les notaires, les avocats fiscalistes et les banquiers. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les juges s’intéressent de près à la responsabilité des avocats fiscalistes. Le notaire de la famille Wildenstein est mis en cause devant le tribunal correctionnel car des documents révèlent qu’il avait conscience du caractère possiblement « frauduleux » des trusts mis en place. Ces professionnels du droit sont aussi mis en cause pour leur participation au blanchiment de fraude fiscale. Les magistrats estiment que « ce blanchiment était commis de manière habituelle depuis 2001, en bande organisée, avec le concours des notaires et avocats parisiens, trustees d’États offshore et conseils suisses ».  Ainsi, Guy Wildenstein, son neveu, son ancienne belle-sœur, deux avocats et un notaire sont poursuivis pour fraude fiscale et complicité de fraude fiscale.

[3]. Article 14, loi n°2011-900 du 29 juillet 2011.

VOLET DROIT CONSTITUTIONNEL  : Le principe non bis in idem comme moyen de défense

            Si cette affaire présente des problématiques fiscales évidentes, elle est également source de questionnements fondamentaux sur le plan constitutionnel. En effet, le 6 janvier 2016, la 32ème chambre du tribunal correctionnel de Paris a estimé sérieuse et donc recevable une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le mécanisme de la QPC, rappelons-le, a pour objectif de faire déclarer contraire à la Constitution une disposition législative. Cette question, posée par les avocats de la défense, a trait au principe à valeur législative non bis in idem.

Si les contours généraux de cet adage sont bien connus dans le monde juridique, sa portée et son influence sur cette affaire sensiblement politique restent à découvrir..                                         L’expression latine « non bis in idem » signifie littéralement « pas deux fois pour la même chose ». Ce principe trouve son origine au sein de la procédure pénale. Un individu déjà jugé et sanctionné ne peut pas, par la suite, être poursuivi et sanctionné pour les mêmes faits. Cette prohibition du cumul des sanctions est prévue aux articles 368[4] et 692[5] du Code de procédure pénale. Ces interdictions constituent un gage de sécurité juridique et de paix sociale, une fois qu’une affaire  a été résolue, nul besoin de raviver les passions et les déchaînements médiatiques. Cette règle concourt aussi à l’équité de la justice et permet de lutter contre l’arbitraire des juges. Il s’agit tout simplement d’éviter les sanctions déraisonnables qui ne sont pas strictement nécessaires. S’agissant maintenant de la valeur à accorder à ce principe, le Conseil d’État a décidé de l’élever au rang de principe général du droit[6]. Quant au Conseil constitutionnel, il a refusé d’attribuer à cette norme une valeur constitutionnelle. Toutefois, il a pour habitude de rattacher ce principe à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (DDHC) selon lequel « La loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Au niveau européen, ce principe est également consacré aux articles 4 du protocole n°7 de la CEDH[7] et 50 de la Charte des droits fondamentaux[8]. Surtout, ce principe directeur du procès pénal a progressivement été étendu à tout type de sanction « ayant le caractère d’une punition même si le législateur a cru devoir laisser le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire »[9]. C’est pourquoi ce principe a pu être invoqué dans des procès qui impliquaient notamment des sanctions d’ordre administratif.

Cependant, le Conseil constitutionnel a longtemps été réticent à l’idée de reconnaître une interdiction pure et simple du cumul des sanctions. Dans un premier temps, le cumul a été admis sous réserve que « l’ensemble des peines cumulées ne dépasse pas le maximum de la sanction pénale ou de la sanction administrative »[10]. En présence de deux textes incriminant les mêmes faits, la sanction effectivement prononcée ne devait donc pas dépasser la peine maximale encourue qui était prévue dans l’un ou l’autre de ces textes. Mais en tenant compte ainsi de ce que l’autre ordre juridictionnel ou autorité administrative a jugé, ne porte-t-on pas une atteinte au principe de l’indépendance de la justice ? En réalité, il pourrait s’agir d’une simple coordination entre les autorités judiciaire et administrative en vue d’éviter qu’une sanction déraisonnablement trop sévère ne soit prononcée. Néanmoins, la double sanction ne joue-t-elle pas justement en faveur de la finalité dissuasive d’une peine ? De plus, les sanctions des autorités administratives indépendante semblent plus infamantes (et donc plus efficaces ?) que les décisions judiciaires. En outre, elles sont souvent plus rapides à obtenir et davantage adaptées à la situation puisqu’elles sont spécifiques à un domaine donné et prononcées par des experts (en matière d’infractions financières par exemple). Toutefois, seul le juge judiciaire est gardien des libertés fondamentales. Il est le garant du respect des procédures civile et pénale. Ainsi, ses sanctions ont plus de légitimité et sont plus facilement acceptables.

La première avancée est intervenue le 4 mars 2014 avec l’affaire Grande Stevens et autres contre Italie de la Cour européenne des Droits de l’Homme[11]. Les juges européens n’ont pas admis le fait que l’infraction de manipulation des cours du marché soit sanctionnée à la fois par le régulateur financier italien et par les juges pénaux. Ils ont considéré que c’était contraire au principe non bis in idem (« Nul ne peut être poursuivi et sanctionné à raison de faits déjà jugés de façon définitive »).

Cette affaire a eu des influences sur le pouvoir de répression de l’AMF, en effet, afin d’éviter toute condamnation, les juges français ont fini par infléchir leur position traditionnelle. La fameuse décision EADS du 18 mars 2015[12] a marqué l’évolution jurisprudentielle, elle concernait le cumul des sanctions pour les infractions de délit et de manquement d’initié. Le Conseil constitutionnel a jugé que « Les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction. En conséquence, les articles L. 465-1 et L. 621-15 du Code monétaire et financier méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines ». L’AMF et le juge pénal étaient les deux autorités en cause en l’espèce. Ce double cumul est déclaré pour la première fois contraire à la Constitution au visa de l’article 8 de la DDHC.

Une grille claire des conditions d’admission du cumul peut être établie à partir de cette décision :

  • Les dispositions répriment des faits qui sont de nature identique.
  • Les dispositions protègent les mêmes intérêts sociaux.
  • Les sanctions prononcées ne sont pas de nature différente.
  • Les sanctions prononcées relèvent du même ordre de juridiction.

On peut alors se poser plusieurs questions : pourquoi ce changement de politique par rapport à la décision de 1989 sur la Commission des opérations de bourse ? Auparavant, les infractions étaient-elles plus différenciées ? Ces conditions sont susceptibles de faire l’objet de nombreuses interprétations et sont donc source d’incertitudes. Les décisions à venir permettront peut-être de mieux comprendre les critères ainsi posés. Suite à cette décision, une réforme législative a été entreprise (Sapin 2), il est prévu que l’AMF et le parquet financier se concertent avant la mise en mouvement de l’action publique en cas de délit de manipulation des cours boursiers. Si les deux autorités ne parviennent pas à se mettre d’accord, un tiers devra alors intervenir (procureur général près de la Cour d’appel de Paris).

En ce qui concerne l’affaire Wildenstein, le cumul des poursuites ne concerne pas la matière administrative mais le domaine fiscal cette fois-ci. Le Conseil constitutionnel aura-t-il la même position que dans l’affaire EADS ? Il faut dès lors noter que le non cumul des peines n’a aucune valeur constitutionnelle contrairement à la répression de la fraude fiscale[13]. Les sages pourraient argumenter en ce sens en faisant prévaloir la nécessité de réprimer et de dissuader l’évasion fiscale. De plus, les quatre critères posés dans le cas EADS en matière boursière pourront-ils être étendus au champ fiscal, disciplinaire, à tout autre domaine ? Ont-ils une vocation universelle ?

En l’espèce, les avocats qui ont déposé la QPC ont repris chaque critère pour tenter de démontrer la présence d’un cumul :

  • Selon l’article L 199 du Livre des procédures fiscales, « le recours contre les rectifications en matière de droits d’enregistrement (successions comme ici) doit être porté devant le TGI (soit devant le juge civil) ». Le même ordre juridictionnel est donc concerné puisque sont en cause le juge civil et le juge pénal.
  • Les articles 1741[14] et 1729[15] du CGI répriment les mêmes faits, c’est à dire, la fraude fiscale.
  • Les intérêts à protéger sont les mêmes : empêcher et sanctionner la fraude fiscale. Ces intérêts sont ceux de l’État.
  • Les sanctions sont certes différentes (au pénal, une peine de prison est encourue) mais cela n’a pas été jugé déterminant par le Conseil constitutionnel dans l’affaire EADS, il n’y aurait donc pas lieu de distinguer ici non plus.

L’avocat de l’État avait alors répondu point par point à ces arguments contre la transmission de la QPC :

  • Il y a effectivement identité de juridiction, c’est un fait indéniable.
  • Les mêmes faits ne sont pas poursuivis car au pénal, il faut ajouter le blanchiment et la complicité des avocats.
  • Les intérêts protégés ne sont pas les mêmes.
  • Les sanctions sont différentes car au pénal, une peine de prison est effectivement encourue. Mais surtout, par référence à la jurisprudence européenne, l’avocat de l’État relève qu’il faut en principe une décision définitive pour caractériser un cumul des sanctions.

            Finalement, le tribunal a décidé de transmettre effectivement la QPC. Il précise que, certes, les peines ne sont pas identiques mais c’était aussi le cas dans la décision EADS. Quant à l’exigence d’une décision définitive, ce ne sont pas les doubles peines qui sont en cause ici mais les doubles poursuites. La sanction fiscale est proportionnée au montant fraudé alors que l’amende pénale est plafonnée mais il ne faut pas prendre en considération seulement les montants des sanctions pour apprécier la constitutionnalité des dispositions législatives contestées. Sinon, cela reviendrait à admettre une constitutionnalité à géométrie variable en fonction des faits de l’espèce.

            Mais la QPC passera-t-elle pour autant le filtre de la Cour de cassation ? Comment se positionnera ensuite le Conseil constitutionnel ? Mettra-t-il définitivement fin à toute possibilité de cumul des poursuites, peu importe le domaine concerné ? En matière fiscale, un tel changement aurait des conséquences financières considérables au regard des montants parfois très élevés des amendes prononcées.  L’application systématique de la règle du non cumul chamboulerait alors le paysage juridique français. À l’inverse, si le Conseil constitutionnel rejette la QPC ou déclare les textes conformes à la constitution, ne faudrait-il pas dénoncer une certaine rupture d’égalité devant la loi ? Pourquoi interdire les cumuls en matière boursière et non en matière fiscale ? Comment justifier une telle distinction ?

La réponse du Conseil constitutionnel est très attendue, d’autant plus que plusieurs affaires pendantes présentent un intérêt pour le problème du cumul des sanctions, surtout en matière fiscale. En effet, Jérôme Cahuzac a transmis une QPC sur le même sujet. Toutefois, c’est la juridiction administrative qui est bien compétente dans son cas. De même, Arlette Ricci, qui a fait appel de sa condamnation, a intérêt à ce que l’interdiction des doubles sanctions soit étendue au champ fiscal.

 

 

[4]. « Aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente ».

[5]. « Aucune poursuite ne peut être exercée contre une personne justifiant qu’elle a été jugée définitivement à l’étranger pour les mêmes faits et, en cas de condamnation, que la peine a été subie ou prescrite ».

[6]. Décisions Banque Alsacienne privée du 5 mars 1954 et Commune du Petit Quévilly du 23 avril 1958.

[7]. « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat ».

[8]. « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi ».

[9]. Décision n° 82-155 DC du 30 décembre 1982 sur la loi de finances rectificative pour 1982, cons. 33 et 34.

[10]. Décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989 sur les sanctions prononcées par la Commission des opérations de bourse (COB), devenue aujourd’hui Autorité des marchés financiers (AMF).

[11]. Affaires n°18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10.

[12]. Décisions DC n° 2014-453/454 et n°2015-462.

[13]. Par sa décision n°99-424 DC du 29 décembre 1999, le Conseil a affirmé que cette lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle qui découle nécessairement de l’article 13 de la DDHC.

[14]. « Quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts visés dans la présente codification, soit qu’il ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais prescrits, soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt, soit qu’il ait organisé son insolvabilité ou mis obstacle par d’autres manœuvres au recouvrement de l’impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse, est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’une amende de 500 000 € et d’un emprisonnement de cinq ans ».

[15]. « Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ainsi que la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l’Etat entraînent l’application d’une majoration de 40 % en cas de manquement délibéré ; 80 % en cas d’abus de droit ; 80 % en cas de manœuvres frauduleuses ou de dissimulation d’une partie du prix stipulé dans un contrat ».

article 1

Brenda AMBELE

M2 OFIS

 

 

 

article 2Franciane RONDET

M2 OFIS

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