Retour sur la notion de co-emploi

Depuis son revirement du 2 juillet 2014 concernant le co-emploi économique, la chambre sociale de la Cour de cassation s’est employée à redéfinir les contours de la notion sans pour autant abandonner sa logique indemnitaire au profit des salariés.

Anciennement critiquée pour sa reconnaissance quasi-systématique d’une situation de co-emploi entre la société mère et les filiales d’un groupe, la chambre sociale de la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence dans son arrêt du 2 juillet 2014 (« Molex »[i]). Elle y conserve les trois critères de qualification du co-emploi : la confusion d’intérêts, d’activité et de direction ; mais elle interprète de manière restrictive le critère de confusion de direction. Il réside désormais dans l’immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale, sans que cela ne soit justifié par la « coordination des actions économiques » et « l’état de domination économique » inévitables au sein d’un groupe.

Afin de pallier cette nouvelle définition, la Cour de cassation engage la responsabilité délictuelle de la société mère s’étant immiscée dans la gestion de sa filiale lorsqu’elle a commis « faute et légèreté blâmable » ayant « concouru à la déconfiture de l’entreprise »[ii] et de ce fait, ayant porté préjudice aux salariés licenciés. Les nouvelles conditions de reconnaissance du co-emploi ne sont donc pas sans conséquence. 

Les conditions de la reconnaissance du co-emploi

S’il existe « entre des entreprises distinctes une confusion des intérêts, des activités et de la direction »[iii], ces entreprises sont co-employeurs des salariés[iv]. L’immixtion dans les rapports de travail est abordée de manière globale et collective, sans qu’il ne soit nécessaire de constater l’existence d’un lien de subordination entre la société co-employeur et les salariés[v].

La confusion d’intérêt résulte de l’appartenance à un même groupe123, de la dépendance capitalistique qui en découle ; la société mère doit détenir plus de deux tiers du capital social afin d’éviter toute minorité de blocage. La confusion d’activité résulte d’une interdépendance des activités et d’une dépendance économique de la filiale qui ne dispose pas d’une solution économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec l’entreprise[vi]. La confusion d’intérêt et la confusion d’activité se constatent aisément dans des rapports de groupe de société. Aussi, la confusion de direction est le critère décisif de reconnaissance d’un co-emploi.

La confusion de direction a longtemps fait l’objet d’une définition extensive par la Cour de cassation : une confusion de dirigeants[vii] et de décisions[viii] suffisaient. Désormais, la confusion de direction doit résulter de l’immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale, sans que cela ne soit justifié par la « coordination des actions économiques » et « l’état de domination économique » inévitables au sein d’un groupe. N’apporte plus la preuve d’un coemploi le fait que les dirigeants des sociétés soient communs[ix]. N’apporte pas non plus la preuve d’un co-emploi le fait que la société mère ait pris le contrôle de la filiale dans le but de sa réorganisation, à laquelle elle s’est employée jusqu’à ce qu’elle décide de cesser tout financement, la conduisant à la liquidation judiciaire[x]. La société mère peut se comporter comme telle en s’immisçant dans la gestion de sa filiale sans risquer la qualification de coemploi (bien qu’elle risque, en droit des sociétés, la qualification de dirigeante de fait de sa filiale[xi]).

De manière plus surprenante, la chambre sociale de la Cour de cassation nie le co-emploi alors même que l’immixtion de la société mère dans la gestion de la filiale est individuelle. Un arrêt du 10 décembre 2015X fait état de dirigeants de la société mère ayant eux-mêmes procédé à la recherche des postes de reclassement préalablement au licenciement économique, et les ayant proposés aux salariés de sa filiale après s’être eux-mêmes entretenus avec eux. La Cour de cassation répond que, hors d’état de subordination entre les salariés de la filiale et la société mère, cela ne peut suffire à caractériser le co-emploi.

L’obligation de reclassement ne pèse que sur l’employeur. La société mère, en exécutant l’obligation de reclassement dont seule sa filiale est débitrice, s’est comportée comme le véritable employeur des salariés. Cette solution pourrait contredire les décisions des autres chambres de la Cour de cassation qui jugent qu’une immixtion dans l’exécution individuelle d’un contrat peut créer une apparence douteuse de nature à laisser légitimement penser aux cocontractants de la filiale que la société mère était leur partenaire contractuel[xii].

La chambre sociale de la Cour de cassation semble avoir cédé aux détracteurs du coemploi pour n’en laisser subsister qu’une définition négative.

Les effets de la reconnaissance du co-emploi

Le co-employeur est lié avec le salarié par un contrat de travail unique[xiii]. La reconnaissance du co-emploi fait du contrat de travail une relation tripartite. La qualification de partie au contrat de travail du co-employeur a été contestée et débattue. L’absence de lien de subordination manifeste l’absence d’intention d’être partie au contrat de travail[xiv], or la qualité de partie au contrat résulterait « nécessairement d’une adhésion au contrat »[xv]. Cependant, une telle solution nierait la faculté de requalification que le juge tient de l’article 12 du Code de procédure civile. La société mère co-employeur est partie au contrat : un employeur est contractuel ou il ne l’est pas[xvi].

Le malaise qu’a provoqué la Cour de cassation en qualifiant de co-employeur la société mère qui ne s’impliquait pas dans les relations individuelles de travail explique la volonté des auteurs de chercher une parade afin d’expliquer que le co-employeur soit débiteur sans qu’il ne soit titulaire des prérogatives patronales. En ce sens, la nouvelle définition plus restrictive du co-emploi semble bienvenue et plus respectueuse de la notion de contrat de travail.

En outre, la logique de la Cour de cassation était avant tout indemnitaire. La reconnaissance du co-emploi a pour principal effet de rendre le co-employeur débiteur solidaire des obligations contractuelles. Lorsque le licenciement du salarié est prononcé par l’un des co-employeurs, chacun d’eux est tenu d’une obligation de reclassement sous peine de se voir condamné à des dommages et intérêts[xvii]. La Cour de cassation a fait de la société mère un débiteur contractuel afin de pouvoir engager plus facilement sa responsabilité au profit des salariés lésés.

Elle n’a pas abandonné sa logique indemnitaire avec la définition du co-emploi. Elle fait désormais appel au droit commun de la responsabilité délictuelle en engageant la responsabilité de la société mère qui a commis une « faute et légèreté blâmable » ayant « concouru à la déconfiture de l’entreprise »[xviii] et qui a causé de ce fait un préjudice aux salariés licenciés. La responsabilité de la société mère n’est plus engagée chaque fois que le licenciement est irrégulier, mais seulement lorsqu’elle a commis une faute dans sa prise de décision stratégique pour le groupe qui a conduit à ces licenciements. L’indemnisation des salariés n’est pas pour autant amoindrie puisqu’ils recevront des dommages-intérêts correspondant à leur entier préjudice et il est possible que les juges apprécient ce préjudice au regard de ce qu’ils auraient dû percevoir en application des dispositions du Code du travail. Cependant, il est à noter qu’en l’absence de contrat de travail, le juge compétent au principal ne sera plus le Conseil de Prud’hommes.

La restriction de la notion de coemploi économique n’a donc pas sonné le glas de la responsabilité de la société mère envers les salariés licenciés.  

Marie Eliphe

[i] Cass. Soc. 2 juillet 2014 n° 13-15.208, G.Loiseau « Le coempoi est mort, vive la responsabilité délictuelle » JCP S 2014 p.1311

[ii] Cass. Soc. 8 juil. 2014 n°13-15.573, « Sofarec »

[iii] Rapp. C. Cass 2011 p.455

[iv] Sur l’affaire Jugheinrich : Cass. Soc. 30 nov. 2011 n°10-22964

[v] Cass. Soc. 12 sept. 2012 n°11-12351

[vi] Cass. Com. 12 février 2013 n°12-13603

[vii] Pour l’existence de dirigeants communs : Cass. Soc. 12 sept. 2012 n°11-12351

[viii] Cass. Soc. 16 mai 2013 n°11-25.711 : la preuve d’une gestion commune du personnel des sociétés

[ix] Cass. Soc. 18 février 2015 n°13-22.595 ; Cass. Soc. 9 juin 2015 n°13-26.558

[x] Cass. Soc. 10 décembre 2015, n°14-19.316

[xi] G.Auzero, “Co-emploi: en finri avec les approximations! » Rev. Trav. 2016 p.27

[xii] Cass. Ass. Plen. N°06-11.056 cité par Y.Pagnerre : « Coemployeur, tiers ou partie au contrat de travail », JCP S 2015 p.1436.

[xiii] Cass. Soc., 1 juin 2004 n°01-47165

[xiv] J-F Cesaro « Le coemploi, un phénomène de paramnésie juridique », JCP S 2013 p.1081

[xv] G.Loiseau « Le coemploi : une compétence réservée au juge judiciaire ? «  JCP S 2015 p.1414

[xvi] Y.Pagnerre : « Coemployeur, tiers ou partie au contrat de travail », JCP S 2015 p.1436.

[xvii] Cass. Soc., 1 juin 2004 n°01-47165

[xviii] Cass. Soc. 8 juil. 2014 n°13-15.573, « Sofarec »

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