Ubérisation du droit, quand l’économie numérique fait trembler les schémas traditionnels

Ubérisation vous dites ? Le mot n’a pas encore été consacré par l’Académie française, mais il n’en est pas moins dans toutes les bouches. Aujourd’hui, on ne peut nier les innovations engendrées par l’économie du partage et du numérique. Les services proposés par ces start-up répondent davantage aux besoins des consommateurs et sont moins onéreux, ce qui concurrence directement les entreprises jusqu’alors dominantes sur le marché.

Un besoin de démocratisation du droit

En dix ans, le nombre d’avocats en France a augmenté de 42 %. Ils sont aujourd’hui près de 60 000 à exercer. Force est de constater que l’accès au droit ne s’est pas amélioré pour autant. Une situation qui a ouvert la porte aux férus d’entrepreneuriat, non juristes pour la plupart, mais bien décidés à démocratiser le droit en général.

Certaines enquêtes révèlent que les besoins en matière juridique sont de plus en plus présents chez les français. Ces derniers sont pourtant de moins en moins enclins à faire appel à un avocat, car ils associent généralement conseil juridique et contentieux. L’image négative de l’avocat avide d’argent a par ailleurs contribué à une certaine perte de confiance des potentiels clients ne comprenant pas toujours le prix élevé des honoraires. Par conséquent, une forte partie de la population va se passer de conseil juridique. La raison est double : une mauvaise information concernant la profession et la crainte d’une facturation exorbitante. Dans ce contexte, ont émergé des sites tels que demanderjustice.com proposant aux usagers de « saisir le tribunal par Internet et sans frais d’avocat ». Derrière ce slogan des plus vendeurs, ce sont 201 324 dossiers qui ont déjà été traités par le site depuis sa création en novembre 2011. Et les dents de certains avocats grincent en apprenant que le fondateur de ce site, Jérémy Oinino, n’est même pas juriste mais un jeune diplômé d’HEC qui a vu dans l’accès du droit un marché prospère. Les avocats l’accusent d’exercice illégal de la profession mais la validité de son activité a été confirmée par un jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 13 mars 2014.

L’automatisation des tâches à faible valeur ajoutée

Le second volet développé par les start-uppers du droit est celui de la génération de documents légaux. Désormais, des sites tels que document-juridique.com proposent une multitude de services pour aider les particuliers dans leurs démarches juridiques et administratives : création d’entreprise, base rédactionnelle de statuts, modèles de contrat de cession, saisine du tribunal. La liste des services proposés est longue. L’un des principaux points forts est la rapidité. Là ou la collaboration avec un professionnel nécessite la réservation d’un rendez-vous plusieurs jours à l’avance, le service en ligne se démarque par son efficacité : en quelques clics, il suffit de rentrer les particularités de votre société et le tour est joué. Les algorithmes qui se cachent derrière ces sites se chargent ensuite de créer en quelques minutes un contrat sur mesure pour le client. La simplicité est de mise, tout est organisé de manière à ce que le client puisse aisément s’auto-gérer : il est l’acteur principal et indépendant de son projet. Autre point fort et pas des moindres : le coût. Le site création-entreprise-gratuit.com propose par exemple sur sa page d’accueil de rédiger des statuts personnalisés gratuitement. Quels sont les points négatifs de créer sa société en ligne ? Le site en question explique : « Vous ne voyez pas votre interlocuteur et vous ne le payez pas cher, cela vous déstabilise, car ce n’est pas commun. Internet ne vous paraît pas fiable. » Cette remarque peut paraître présomptueuse mais peut-on réellement se fier entièrement à un algorithme ? Pas sûr. Et la clientèle reste méfiante vis-à-vis de cet outil. C’est pourquoi la majorité des start-uppers du droit s’entoure de juristes expérimentés. À titre d’exemple, la formule mise en place par Legalife permet d’obtenir des documents rédigés par des juristes expérimentés et personnalisables grâce à un questionnaire dynamique. Pour 39 euros par mois, vous bénéficiez par exemple de documents en illimité et de la possibilité de parler à un avocat vingt minutes par mois. Idem pour Captaincontrat.com, qui fait du recours à l’avocat l’un des pré-requis pour rédiger les statuts personnalisés.

Des clients à la recherche d’un retour sur investissement

La start-up Alter Ligitation, fondée par Fréderic Pelouze, ancien avocat désireux de bousculer les choses en matière de défense du consommateur, lance un nouveau type de financement des litiges juridiques. Trois objectifs sont développés par ce site : accéder à la justice, monétiser un contentieux et conduire un procès sur un pied d’égalité. Le « petit consommateur » peut maintenant trouver des personnes finançant un contentieux contre une grande entreprise par exemple. Le site est passé début 2015 à la phase grand public avec WeClaim. Le site permet aux victimes de soumettre ou de rejoindre une action en cours. Idem pour ActionCivile.com, lancé par les fondateurs de demander-justice.com et regroupant des plaignants autour d’une action commune afin d’entamer des négociations avec le défendeur. Les deux sites se rémunèrent sur leurs victoires en récoltant entre 15 % et 35 % des indemnités versées aux demandeurs. Ces deux sites reprennent donc le modèle américain du « no win no fee », selon lequel un avocat ne perçoit ses honoraires que si l’issue est favorable pour son client. Le coup de génie est qu’ici personne n’a vraiment l’impression de payer l’avocat, qui pourtant se rémunère largement en cas de succès. On est loin du film Erin Brockovich mais ce « business model » est des plus prometteurs.

Les avocats sont-ils amenés à disparaître ?

Difficile d’imaginer une disparition totale des avocats. Si leur marché est quelque peu perturbé par ces entrepreneurs, ils restent indispensables pour la partie conseil juridique, dont ils détiennent toujours le monopole. Les tâches attaquées par les start-up touchent avant tout les prestations dites à faible valeur ajoutée. La rédaction des contrats les plus simples est déjà en partie automatisée par les cabinets, tandis que les plus complexes nécessitent toujours l’aide d’un expert. Toutes les structures ne sont pas touchées de la même façon par ce phénomène. Les plus grands cabinets ayant généralement de grands comptes complexes à gérer seront moins impactés par ces start-uppers car leurs affaires réclament un suivi particulier ainsi qu’une collaboration étroite avec les différents acteurs juridiques, tels que des commissaires aux comptes, des auditeurs ou encore des experts comptables, chose que peut difficilement offrir la « justice numérique. » Et si l’ubérisation du droit n’était en réalité que le juste parcours d’une activité millénaire ? Pour certain, l’activité met en danger les professionnels classiques. D’autres pensent autrement et agissent pour accompagner ce changement et devenir acteurs de la numérisation du droit. De nombreux prix récompensent chaque année les cabinets pour leurs innovations, un bon moyen de créer de la valeur ajoutée pour leurs clients, ce qui les encourage à se renouveler. À titre d’exemple, le cabinet Diametis propose une offre d’externalisation sur mesure pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), qui n’ont pas toujours les moyens financiers ou une activité suffisante pour embaucher à temps plein un responsable juridique. Pour Géraldine Brun, avocate associée, cette offre constitue pour les PME en croissance un moyen efficace d’adapter dans le temps leurs besoins au développement de leur structure en fonction de leur projet. « Il s’agit aussi d’être plus proche des entreprises par la connaissance de leurs problématiques commerciales, politiques et économiques pour mieux comprendre et défendre leurs intérêts », précise-t-elle. D’autres cabinets, comme GetAvocat, vont même jusqu’au coaching juridique. L’idée consiste à accompagner les clients au budget limité dans les grandes orientations de leur projet et de vérifier juridiquement ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Le client ne paie plus à l’heure mais au forfait. Il est serein et n’a plus aucune crainte à avoir quant à l’oubli d’une éventuelle question, pour laquelle il se verrait facturer un nouvel entretien. Avec cette offre, GetAvocat veut permettre aux petites structures de ne plus renoncer à l’assistance d’un avocat à cause de son coût ! Étendre leur marché, voici ce qui permettra aux avocats de perdurer. De manière globale, le droit se dirige vers une modernisation de ses services et évolue vers une plus grande lisibilité grâce à ses offres en ligne. Offrir une plus grande accessibilité du droit, n’est-ce pas l’essence même de la justice ?

Chéherazade Chikhi et Laura Lizé
 
Pour aller plus loin :
Capucine Coquand
Le droit à l’épreuve de l’innovation, Le grand juriste,
juin 2015
Béatrice Mathieu,
22 juin 2015
Blandine Jugé,

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