Vers l’« humanisation du droit international » ?


 De temps en temps, l’évolution du droit international paraît remettre en cause ses propres notions classiques. Cela est particulièrement notable, si nous observons les dernières décennies, par la consolidation du droit international des droits de l’homme. Des transformations dans la propre structure du droit international ont été entrainées en raison de la conscientisation progressive des droits de l’homme. Certains auteurs considèrent ce phénomène comme une « humanisation du droit international ».


 Il convient tout d’abord de souligner que la remise en cause de la souveraineté de l’État n’est pas récente. La création de l’Organisation des Nations Unies et le désir, à la fois, de consolider la coexistence pacifique, déjà soulevée par le Congrès de Vienne de 1815 [1], et  d’établir l’esprit de coopération dans le cadre des relations internationales a inévitablement conduit à une relativisation de la souveraineté externe de l’Etat. Cette dernière ne sera jamais plus conçue en tant que summa postestas, que souveraineté absolue.

L’entité étatique se voit, en effet, amenée à s’assujettir à un vrai ordre international afin de pouvoir subsister dans le jeu des relations interétatiques. Outre les principes de non-ingérence et de non recours à la force, des traités multilatéraux surtout dans le domaine du commerce international et du droit international économique ont contribué à corroborer l’idée de coopération internationale, malgré les conflits d’intérêts Nord-Sud [2].

Cependant, fort est à parier que ce sera davantage à travers la consolidation de la protection internationale des droits de l’homme que la souveraineté étatique entre autres principes du droit international classique sera effectivement bouleversée, même au niveau interne, ce qui entraine à considérer un droit international de plus en plus « humaniste ».

S’agissant de la relativisation de la souveraineté de l’État, nous observons qu’un des principaux facteurs en question est la place centrale que la personne humaine occupe de manière progressive dans l’ordre international. Il se développe un courant du droit international, dont la figure principale est le juge A. A. Cançado Trindade. Selon ce courant, nous observons actuellement une tendance accrue d’ « humanisation » du droit international [3]. En d’autres termes, la personne humaine occupe une place centrale dans l’ordre juridique internationale ce qui entraîne l’émergence d’un « nouveau jus gentium ». Ceci tient comme finalité la justice nécessaire, c’est-à-dire la justice fondée sur les nécessités des être humains et de l’humanité toute entière [4].

D’après cette doctrine, l’extraordinaire progrès scientifique et technologique du XXe siècle a été suivi d’une aggravation sans précédent des violations et cruautés  commises contre les personnes humaines. Ces circonstances ont engendré une réaction : « a manifestation of the awakening of the universal juridical con- science to the urgent needs of protection of the human being » [5]. En effet, la personne humaine et l’humanité en sa totalité sont prises en compte dans le cadre du droit international en constante évolution. Le droit international contemporain connaît un retour aux propres origines du droit international fondé sur le droit naturel (jus naturalis) des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Le droit du jus naturalis, inspiré sur le « bien commun » de Saint Thomas, reconnaissait l’existence d’une communauté internationale et subordonnait l’Etat au respect du droit naturel, qui a été dicté par Dieu [6]. Un droit dont les normes étaient associées « à l’humanité elle-même et visait à assurer son unité et la satisfaction de ses besoins et de ses aspirations en conformité avec une conception essentiellement universaliste (…) » [7].

humanisation droit international

L’enthousiasme et l’avant-gardisme de cette théorie humaniste trouvent toutefois une résistance considérable dans la doctrine. Étant tout de même appelée de manière péjorative comme « le droit de l’hommisme » par certains auteurs [8]. Néanmoins,  « c’est à bon droit », comme défend P.-M. Dupuy et Y. Kerbrat, que cette doctrine humaniste analyse les spécificités propres aux droits de l’homme et leur apport au droit international général [9].  Dans le cadre de cette remise en cause de la conception « lotusienne » du droit international, certains concepts ont émergés comme issus de ce « nouvel ordre international », tels que les obligations erga omnes et la norme jus cogens, par lesquels, l’Etat s’assujettit même à des obligations internationales indépendamment de sa volonté. Nous assistons même, à travers la consolidation de ces nouveaux concepts, à l’aube d’une autre notion qui s’affirme en droit international contemporain : l’existence d’un ordre public international.

 L’« humanisation du droit international » ne consiste pas simplement en une doctrine. Dans la pratique, la consolidation de la protection des droits de l’homme emporte graduellement la relativisation du principe de la souveraineté étatique, l’apparition des nouveaux concepts et encore l’assujettissement de la volonté du seul sujet souverain du droit international : l’Etat. Ainsi, face à cette évolution structurelle conduite par une conscientisation humaniste, il importe de poser la question suivante : serions-nous en train d’assister une réelle révolution du droit international ?

Leticia Sakai

Avocate et doctorante en droit internacional à l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne en co-tutelle avec l’Université de São Paulo, lauréat depuis 2012 du soutien financier aux doctorants par l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale de la France. Contact : [email protected].


[1] Le congrès de Vienne fut une conférence des représentants diplomatiques des grandes puissances européennes, vainqueurs de Napoléon Ier : Empire d’Autriche, Empire russe, Royaume de Prusse, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et aussi Suède-Norvège, Etats pontificaux, Royaume-Sardaigne, Espagne, France et Confédération des XXII cantons.  Il eut lieu à Vienne du 1er novembre 1814 au 9 juin 1815. Ces Etats européens se réunissent pour rédiger et signer les conditions de la paix et donc déterminer les frontières et tenter d’établir un nouvel ordre pacifique.

[2] À l’instar de la creation de la Banque Mondiale, du Fonds monératire international et des accords du GATT. La instauration d’un nouvel ordre économique international par les Nations Unies dans les années 1970 n’avait pour but que renforcer cet esprit de coopération internationale en mettant tout en évidence la nécessité de défendre le droit de développement des pays du Sud.

[3] Partants de la même courante de pensée, nous trouvons aussi R. P. Mazzeschi, P.-M. Dupuy et Y. Kerbrat, M. Kamto, J.-A. Carrillo-Salcedo, B. Simma, J. Salmon entre autres. De manière générale, ces auteurs admettent également que la consolidation du droit international des droits de l’homme a forcement entrainé une evolution au droit international dans son ensemble.

[4] Le juge A. A. Cançado Trindade explique qu’il s’agit d’un nouveau droit international lequel  « turned rather to the fulfilment of the needs of protection and aspirations of human beings and humanking as a whole » (CANÇADO TRINDADE, A.A. « International Law for Humankind : towards a new jus gentium (I)», R.C.A.D.I., vol. 317, 2006,  p. 24).

[5] CANÇADO TRINDADE, A. A., « The International Law of Human Rights at the Dawn of the XXIst Century », Cursos Euromediterráneos Bancaja de Derecho Internacional/Bancaja Euromediterranean Courses of International Law,  vol. 3, Espagne, Castellón, 1999, p. 213, cité par CANÇADO TRINDADE, A.A. « International Law for Humankind : towards a new jus gentium (I)», R.C.A.D.I., vol. 317, 2006,  p. 19.

[6] DUPUY, P.-M. ; KERBRAT, Y.  Droit international public, 11e ed., Paris, Dalloz, 2012, p. 7, § 10.

[7] CANÇADO TRINDADE, A.A. Le droit international pour la personne humaine (traduction  : C. Botoko-Claeysen), Pedone, Paris, 2012, p. 92. Pour soutenir cette théorie, A. A . Cançado Trindade s’appuye sur les doctrines des “fondateurs”du droit international, tels que F. Vitoria, F. Suárez. A. Gentili, H. Grotius entre autres en démontrant de quelle manière la conception humaniste et universaliste du droit international se rapport, en réalité, aux premières théories sur le droit des gens. Voir CANÇADO TRINDADE, A.A. Le droit international pour la personne humaine (traduction  : C. Botoko-Claeysen), Pedone, Paris, 2012, pp. 92-112.

[8] DUPUY, P.-M. ; KERBRAT, Y.  Droit international public, 11e ed., Paris, Dalloz, 2012, p. 244, § 205. Voir à cet égard : PELLET, A., « Droit de l’hommisme et droit international », Droits fondamentaux, no1, juillet-décembre 2001, pp. 167-179, disponible en ligne: [www.droits-fondamentaux.org].

[9] DUPUY, P.-M. ; KERBRAT, Y.  Droit international public, 11e ed., Paris, Dalloz, 2012, § 205. À propos la critique des auteurs volontariste à cette influence humaniste, M. Kamto pose la question rhétorique « [d]’où vient-il donc que la pensée juridique contemporaine continue à repousser avec dédain le droit naturel, comme s’il s’agissait d’une notion corruptrice d’une impossible théorie pure du droit ? » répondant, par la suite, à sa propre question : « [s]ans doute l’influence du rationalisme qui a amené le droit à s’instituer comme science n’est-elle pas étrangère à cette tournure d’esprit très moderne »(KAMTO, M., « La volonté de l’Etat en droit international », R.C.A.D.I., vol. 310, 2004, pp. 427-428).

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