Vol ou filouterie de carburant, à vous de choisir !

En droit pénal des biens, il n’est pas rare que deux incriminations soient voisines en raison de la proximité de leurs éléments constitutifs. Cela n’est pas un mal, au contraire : voilà qui permet à la loi pénale de saisir la globalité de comportements anormaux en évitant l’existence de vides répressifs entre deux qualifications trop lointaines. Toutefois, une telle proximité d’incriminations peut parfois se révéler néfaste lorsque l’une d’entre elles conduit à une répression bien plus importante que l’autre et que cette différence n’est pas justifiée. Le cas de l’appropriation frauduleuse de carburant en est une bonne illustration : des comportements relativement voisins tomberont, pour les uns sous la qualification de vol, pour l’autre sous la qualification de filouterie de carburant. Entre 3 ans d’emprisonnement (la peine du vol simple) et 6 mois d’emprisonnement (la peine de la filouterie), le choix du procédé est rapidement fait pour l’agent qui souhaite s’approprier frauduleusement du carburant.


L’article 315-5 définit la filouterie de carburant comme suit : La filouterie est le fait par une personne qui sait être dans l’impossibilité absolue de payer ou qui est déterminée à ne pas payer :

3° De se faire servir des carburants ou lubrifiants dont elle fait remplir tout ou partie des réservoirs d’un véhicule par des professionnels de la distribution ;

A la lumière de ce texte, apparaissent entre autres, deux conditions essentielles pour que la filouterie de carburant soit constituée :
– le carburant doit être remis à l’intérieur du ou des réservoirs d’un véhicule, et non dans un réservoir externe
– le carburant doit être directement remis par le pompiste, et non par le client lui-même

Ainsi, dès lors que l’une de ces deux conditions fait défaut, la qualification de filouterie n’est plus applicable. Il sera donc nécessaire de trouver un relais répressif afin d’assurer la sanction de comportements néanmoins malhonnêtes.

Puisque deux conditions sont ici en jeu, quatre hypothèses peuvent être pertinemment distinguées : celle où les deux conditions sont réunies (le pompiste remet le carburant dans le véhicule), celle où les deux font défaut (le client remet le carburant dans un récipient externe) et enfin, les deux dernières hypothèses où l’une et l’autre des conditions font alternativement défaut (le pompiste remet le carburant dans un récipient externe ; le client remet le carburant dans le véhicule).

L’analyse des ces quatre cas de figure afin de déterminer les qualifications applicables (I) conduira à un constat inquiétant en terme de pénalité (II).

I. Etudes des différentes hypothèses afin de déterminer les qualifications applicables

1°Le pompiste remet le carburant dans le véhicule

En cette hypothèse, les deux conditions étudiées posées par le texte de l’article 315-5 sont réunies. Si le client s’enfuit sans payer après que le pompiste ait remis du carburant dans sa voiture, il se rend coupable de filouterie, dès lors du moins qu’il ait été déterminé à ne pas payer ou se savait en incapacité de le faire avant le début du service.

La nécessité de la qualification de filouterie apparaît ici certaine. En effet, la remise du carburant par le pompiste exclut la qualification générique de vol. Certes, il est vrai que la remise de la simple détention n’exclut pas la qualification de vol mais précisément, il faut remarquer que dans l’hypothèse étudiée, le pompiste ne remet pas que la simple détention mais une véritable possession !
En effet, le carburant remis dans la voiture a vocation à être immédiatement consommé par le client, pour partie avant même son passage en caisse puisque le conducteur va pour se faire allumer le moteur. La combustion du carburant, sa consommation commence aussitôt  : or, une remise pour consommer ne peut qu’être une remise de la possession, non de la détention. De la même manière et pour faire un parallèle avec la filouterie d’aliments et de boissons, le restaurateur qui sert des aliments en remet nécessairement la possession puisque ceux-ci ont vocation à être immédiatement consommés par le client. Dans les deux cas, le client se voit remettre la possession du bien, ce qui exclut par principe la qualification de vol et commande donc la répression de son comportement par le recours à la qualification de filouterie.

2°Le pompiste remet le carburant dans un récipient

Dans cette hypothèse, l’une des deux conditions fait défaut : la remise dans un réservoir du véhicule. La qualification de filouterie est donc exclue. Un relais répressif doit être trouvé pour punir malgré tout celui qui s’enfuit sans payer après que le pompiste lui ait remis de l’essence dans un récipient.

La qualification de vol semble cette fois-ci envisageable : en effet, la remise effectuée n’est plus celle de la possession comme dans l’hypothèse précédente, mais celle de la simple détention, remise qui n’exclut donc plus la qualification de vol. Il faut précisément remarquer que le carburant remis dans un récipient n’a pas vocation à être immédiatement consommé contrairement à celui qui est remis dans le véhicule et dont la combustion va débuter dès le démarrage du moteur. Pour cette raison, il est possible de considérer qu’il n’y a là qu’une simple remise de la détention.

3°Le client remet le carburant dans le véhicule

Cette fois, c’est la condition tenant à la remise par le professionnel qui fait défaut. Impossible donc encore une fois de qualifier le fait de filouterie. La qualification de vol est-elle envisageable ? C’est en tout cas ce que considère la jurisprudence (Crim. 4 mai 2010, D. 2010.1285).

Il est possible de considérer qu’en effet, dans cette hypothèse, il n’y a pas de remise, ce qui rend applicable la qualification de vol. Toutefois, on peut critiquer cette approche en estimant que le simple fait, par le personnel de la station essence, de mettre à disposition du carburant en libre-service est bien constitutif d’une remise. A l’appui de cette idée, il faut remarquer que l’hypothèse de la vente en libre-service dans les grands magasins est souvent donnée comme l’exemple topique de la remise de la simple détention. Or, il semble qu’il n’y ait pas beaucoup de différence entre la mise en rayon de produits en libre-service et la mise à disposition de carburant dans des machines également en libre-service. Si l’on considère qu’il y a une remise dans le premier cas, il faut logiquement considérer qu’il y a également une telle remise dans l’autre.

Néanmoins, ces deux remises ne sont pas totalement similaires. Effectivement, dans le cas de la remise de carburant, il semble qu’il s’agisse de la remise de la possession et non celle de la simple détention : comme expliqué dans l’hypothèse précédente, lorsque le carburant est remis dans le véhicule, il a vocation à être immédiatement consommé. Dès le démarrage de la voiture, avant même le passage en caisse, la combustion commence. Il n’y a donc pas qu’une simple remise de la détention comme dans les grands magasins où le client ne peut pas consommer un produit avant de l’avoir payé mais une véritable remise de la possession comme dans un restaurant où la nourriture est remise pour être immédiatement consommée.

Or, la remise de la possession interdit l’application de la qualification de vol. Le comportement de celui qui se sert de l’essence puis s’enfuit sans payer est donc théoriquement impunissable, ne satisfaisant ni aux conditions de la filouterie ni à celles du vol ! Face à une telle lacune, la jurisprudence semble avoir pris des libertés avec la théorie en retenant tout de même la qualification de vol.

Sans doute cette lacune pourrait-elle être comblée en supprimant des éléments de la filouterie de carburant la condition tenant à la remise par un professionnel de la distribution. A cette idée, il pourrait certes être immédiatement répliqué que ce serait nier l’esprit de l’incrimination de filouterie qui ne se conçoit qu’en présence d’une remise par un professionnel. Mais précisément, laisser le client se servir en libre-service, c’est déjà une remise par un professionnel (le gérant de la station essence).

4°Le client remet le carburant dans un récipient

Là encore, la qualification de filouterie est inapplicable car les deux conditions étudiées font défaut. La qualification de vol semble en revanche envisageable. Le carburant remis dans un récipient n’a pas vocation à être consommé immédiatement. Il est donc possible de considérer que la station n’en a remis que la détention.

On voit bien que tout cela n’est guère satisfaisant.

Chevron

II. Une distinction artificielle des comportements conduisant à des différences de pénalités injustifiées

Quatre types de comportements très voisins ont été étudiés. Ce sont là quatre procédés pour qui veut s’approprier frauduleusement du carburant. L’un constitue une filouterie, deux autres un vol et le dernier n’est pas constitutif d’une infraction même si la jurisprudence retient tout de même le vol.

Or, la peine fulminée contre la filouterie est sans commune mesure avec celle prévue contre le vol. La filouterie est en effet punie de 6 mois d’emprisonnement et 7 500€ d’amende alors que le vol fait encourir à son auteur une peine de 3 ans d’emprisonnement et 45 000€ d’amende : soit six fois plus !

Ce sont pourtant des comportements relativement voisins et qui conduisent au même résultat. Une telle différence de pénalité est-elle justifiée ? Que le pompiste remette du carburant directement dans le véhicule ou dans un récipient, ce qui ne semble être qu’un détail, la peine fulminée se voit multipliée par six !

Bien entendu, il convient de relativiser cette critique en rappelant le pouvoir de personnalisation de la peine par le juge (le peines prévues par la loi ne sont qu’un maximum). Ce pouvoir lui permettra de sanctionner le vol de carburant avec une sévérité modérée conduisant à des peines plus proches de celles de la filouterie.

Il est un peu délicat de terminer cet article par une recommandation à destination de ceux qui voudraient s’approprier frauduleusement du carburant mais c’est là la manifestation d’un effet collatéral à de nombreuses études de droit pénal lorsque celles-ci entendent formuler des observations et des critiques sur l’état du droit positif.
Ainsi, il semble plus judicieux, afin d’encourir la plus faible peine, de laisser le pompiste nous servir et ce directement dans le réservoir du véhicule. A commettre une infraction, autant choisir celle pour laquelle la peine est la plus faible. Puisque la loi nous laisse le choix…

Eliaz Le Moulec
Doctorant en droit privé et sciences criminelles
Chargé d’enseignements
Université de Rennes 1
Ancien président de l’Association du Master 2 Droit Privé Général

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