QUEL AVENIR POUR NOTRE DÉMOCRATIE ? : les dérives ochlocratiques d’un pouvoir au peuple

 

« Quand l’État se dissout, l’abus du gouvernement, quel qu’il soit, prend le nom commun d’anarchie. En distinguant, la démocratie dégénère en ochlocratie, l’aristocratie en oligarchie : j’ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie […] »[1]

 

     Quand on pense « démocratie », on pense souvent au pouvoir du peuple souverain et à sa participation à la prise de décisions importantes pour l’État, en témoigne le récent référendum du 23 juin dernier sur le Brexit où le peuple a pu s’exprimer sur un sujet crucial relatif à la conduite de la politique du Royaume-Uni, ou encore la consultation sur la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, affaire dans laquelle l’État lui a demandé de légitimer sa décision, l’avis n’étant que consultatif.

Cependant, s’il nous parait souvent évident que la démocratie est le régime politique le plus adapté au bien commun des sociétés politiques, il ne faut pourtant pas oublier que cela n’a pas toujours été le cas, et que parfois volontairement, des peuples ont démocratiquement mis au pouvoir un chef d’État aux caractéristiques monarchiques voire dictatoriales. On a pu observer par exemple les tergiversions politiques qui ont suivi la Révolution française de 1789.

Ceci est dû au fait que l’on pense souvent la démocratie comme un régime sans risque de déviance ou dégénérescence directe, mais pour lequel la seule menace serait en quelque sorte le coup d’État. Or, comme l’a explicité Rousseau dans la citation sus-citée[2], reprenant en réalité une théorie développée par Polybe[3] (environ 208 à 126 av. J.C.), il existe effectivement une dégénérescence de la démocratie, autrement dit du système politique dans lequel la souveraineté émane du peuple[4]. Cette forme dégénérescente s’appellerait alors l’« ochlocratie ».

« Ochlocratie » est un mot emprunté au grec ocklocratia, autrement dit de okhlos (foule) et de cratia (pouvoir). L’idée générale est qu’il s’agit d’un gouvernement, non plus par le peuple, mais par la foule, la multitude[5]. Néanmoins, concernant un mot aujourd’hui plus ou moins tombé en désuétude, il convient de préciser qu’en 1775 dans le Dictionnaire portatif de la langue Françoise (extrait du grand dictionnaire de Pierre Richelet) l’ochlocratie était définie comme « le gouvernement du bas peuple ». Il y a donc bien une connotation péjorative par rapport au terme démocratie.

Il parait donc intéressant de constater les limites de la démocratie et le risque de déviance que contient sa pratique au travers d’exemples dans le régime constitutionnel français, en se demandant d’un point de vue théorique quelles sont les limites au pouvoir du peuple dans le régime démocratique.

Pour cela, il convient, tout d’abord, de traiter de l’ochlocratie dans la théorie constitutionnelle, pour ensuite pouvoir réfléchir sur la limite du pouvoir du peuple dans la pratique constitutionnelle démocratique moderne.

I- La place de l’ochlocratie dans la théorie constitutionnelle

 

     S’il est vrai, comme le définit Polybe, que les trois grandes classes de régimes politiques habituellement considérées dans l’étude de la théorie constitutionnelle sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, il en relève trois autres intermédiaires[6].

Au deuxième siècle avant Jésus Christ, l’auteur grec développe, dans ce même ouvrage, la théorie de l’anacyclose qui exprime une vision cyclique de l’enchainement historique des régimes politiques. Il se demande alors comment la Cité de Rome a pu en aussi peu de temps conquérir le monde connu, tout en ayant un régime politique si stable.  Sa théorie sera par la suite admise par quelques figures d’autorité telles que Cicéron ou encore Machiavel.

La théorie de l’anacyclose consiste donc dans l’idée que les trois régimes politiques antérieurement cités s’enchainent de manière régulière au cours de l’Histoire, et que le processus tend à se répéter. Commençons par la monarchie. La version dégénérescente de la monarchie est l’utilisation injuste et intéressée par le souverain des pouvoirs qui lui sont conférés, c’est-à-dire la tyrannie. Ensuite, dans le cadre d’un régime tyrannique, l’élite se révolte et prend le pouvoir dans un système qui devient alors aristocratique, duquel la forme dégénérescente est l’oligarchie. Et enfin, la troisième étape du cycle est la révolte du peuple qui va chercher à prendre lui-même le pouvoir en instaurant un régime démocratique, qui dégénèrera en ochlocratie jusqu’à ce qu’un membre de la société vienne remettre de l’ordre en prenant le pouvoir et en réinstaurant la monarchie, ce qui nous renvoie à la première étape.

Pour Polybe, l’ochlocratie est donc la déviance du pouvoir du peuple vers un pouvoir de la multitude. Il s’agit d’un extrême où règne la vulgarité, un bas peuple médiocre souvent manipulé ou corrompu. C’est un passage du régime démocratique vers un chaos politique dans lequel les individus luttent entre eux, et où règne la force.

Rousseau reprend l’idée d’ochlocratie comme synonyme d’« anti-démocratie » dans son œuvre, Du contrat social (1762), dans laquelle il explique plus profondément cette fracture entre gouvernement du peuple et gouvernement des foules. Il va opposer la volonté générale à la volonté de tous, en relevant que si la volonté générale exprime l’intérêt commun, la volonté de tous en revanche va être l’expression de la somme des intérêts privés[7].

Selon Rousseau, c’est au sein de cette masse de volontés particulières que se concentrent de nombreux intérêts contradictoires qui ne peuvent aboutir à une voix unanime, et ce car le corps social ne peut pas les concilier de manière assez efficace pour fonctionner paisiblement.

Ce n’est donc qu’en retirant de ces volontés particulières « les plus et les moins qui s’entre-détruisent »[8] que l’on arrive à révéler la volonté générale. Les deux notions étant proches, il convient d’avoir conscience de l’une pour mettre l’autre en place convenablement, ce qui explique la possibilité pour une société de tomber dans la confusion de l’ochlocratie en pratiquant la démocratie de façon tellement directe qu’elle laisserait s’exprimer tous les intérêts contradictoires qui viendraient alors altérer l’expression de la volonté générale.

La démocratie pratiquée de manière très, voire trop, directe prend souvent le nom de populisme. On retrouve dans cette notion, qui nait dans la Russie des années 1870 (en russe narodnitchestvo) dans le combat contre le tsarisme, la défense des intérêts du peuple contre les minorités qui accaparent le pouvoir[9].  On a pu observer ce courant politique entre autres en Argentine où le mouvement péroniste était au pouvoir jusqu’aux dernières élections. Ce courant politique vient s’opposer à la démocratie représentative, tout comme l’ochlocratie, en avançant que les représentants ne défendent pas les intérêts du peuple.

Bien que le terme « populisme » soit aujourd’hui plus utilisé comme argument dans le débat politique, entendu comme « démagogie », que dans son sens originel, on note une certaine résurgence des mouvements populistes, principalement en Europe, mais aussi aux États-Unis avec la possible élection de Donald Trump à la présidentielle de novembre 2016. En Europe, cette résurgence se manifeste également en France avec la montée du Front national, mais aussi en Grèce, en Espagne, et même en Angleterre.

Ce phénomène s’explique, selon certains experts[10], par le fait que les sociétés en crise ont tendance à se tourner vers le populisme quand elles perdent confiance en leurs représentants. Ce serait donc la crise monétaire, démographique, identitaire ou encore sécuritaire, qui serait la source de la montée du populisme en Europe. Mais il faut garder à l’esprit qu’en période de crise, si la démocratie semble moins forte du fait des décisions politiques porteuses de fractures, un populisme démagogique qui, au mieux, ne pourra tenir ses promesses, n’est pas une option réellement préférable. En effet, proche du système ochlocratique, le populisme est, comme lui, un système instable.

II- La limite du pouvoir du peuple dans la pratique constitutionnelle

 

     Mais le Droit étant une discipline dynamique, pour mettre en relief la théorie, il convient de la mettre en pratique. C’est pourquoi il faut à présent s’atteler à observer la pratique constitutionnelle moderne, et à déterminer les dispositions constitutionnelles, ou les interprétations de textes fondamentaux, qui tirent vers une pratique ochlocratique (ou quasi-ochlocratique), en les comparant aux pratiques purement démocratiques, pour comprendre les limites des démocraties modernes.

Prenons l’exemple de la France. L’idée est, non pas de déterminer si oui ou non la France est une démocratie[11]– ce qui tiendrait plus du laïus que de la démonstration- mais d’observer la pratique constitutionnelle et de déterminer comment elle a défini la frontière entre démocratie et ochlocratie.

Tout d’abord, il faut rappeler que, si la France est une démocratie représentative, le peuple a également, du moins en théorie, la possibilité d’exercer sa souveraineté de manière directe, ceci résultant d’un paradoxe constitutionnel créé par l’article 3 de notre Constitution qui dispose que « [la] souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Ce paradoxe résulte de l’histoire constitutionnelle française et des négociations menées par le comité d’experts ayant rédigé le projet de Constitution en octobre 1958. Mais rappelons que faire l’amalgame entre démocratie et ochlocratie est facile, et qu’il faut prévenir l’interprétation hâtive de la seconde au risque de retirer au peuple les droits que lui confère la première.

La pratique du référendum par exemple est un usage constitutionnel français reconnu, bien que de plus en plus marginalisé, et ce alors qu’il avait été utilisé de nombreuses fois durant le mandat de De Gaulle, même si ce fût à des fins plébiscitaires (ce qui pouvait se justifier à l’origine par l’absence d’élection au suffrage universel direct du président). Ce dernier ayant été l’un des auteurs du texte constitutionnel en 1958, son interprétation de la Constitution aurait pu être conservée, car considérée comme légitime.

Le référendum, s’il est l’expression de la volonté du peuple, n’est pas pour autant une pratique ochlocratique. Si l’on s’en réfère à la théorie développée par Rousseau (voir supra), le référendum est, au contraire, l’exemple parfait d’une pratique constitutionnelle qui incarne la démocratie et l’expression de la volonté générale. Si l’on s’en remet effectivement à l’avis du peuple, celui-ci ne peut pour autant exprimer son entière opinion compte tenu de la formulation de la question posée[12].

En effet, Rousseau explique que la volonté de tous est mauvaise, car elle exprime des intérêts particuliers représentant des « plus et des moins » qu’il faut supprimer pour arriver à extraire la volonté générale. C’est exactement ce que représente la pratique du référendum. Elle supprime les plus et les moins en ne permettant au peuple de répondre qu’à une question fermée à laquelle il ne peut généralement répondre que par ‘’oui’’ ou par ‘’non’’. C’est en cela qu’il n’a pas d’opinion à donner, mais bien un avis. Il ne serait en effet pas envisageable de demander à chaque citoyen de proposer ses idées reflétant son intérêt personnel au travers d’une question ouverte, car alors l’on retomberait dans la volonté de tous, et donc dans l’ochlocratie. En d’autres termes, il faut canaliser la volonté générale.

C’est dans cet esprit que la pratique constitutionnelle française, plus particulièrement du pouvoir exécutif, a tout de même montré durant certaines périodes une forte propension à l’utilisation du référendum, parfois davantage conçue comme une manière de contourner l’Assemblée nationale et le Sénat que comme un moyen de redonner au peuple le pouvoir qui lui est constitutionnellement reconnu. Les différentes utilisations de l’article 11 de la Constitution le démontrent, que ce soit en octobre 1962 pour l’élection du président de la République au suffrage universel direct (62% de « oui »), ou encore en avril 1969 concernant la régionalisation et la réforme du Sénat (échec avec 52% de « non »).

Mais bien que la pratique référendaire se soit progressivement estompée, ou ait été utilisée à des fins intéressées[13], on la retrouve tout de même sur des sujets sociétaux importants où la souveraineté du peuple reprend son droit, toujours sur le fondement de l’article 11. Ces sujets ont pu être : l’autorisation de la ratification du traité de l’Union européenne en septembre 1992, la question algérienne avec les référendums de 1961 et 1962, les dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1988, ou encore la ratification du traité instituant une Constitution pour l’Europe en 2005, celle-ci ayant été refusée à 55%.

Le référendum de 2005 fut un véritable traumatisme à double titre. D’une part, il a démontré le danger d’un vote portant sur une question aussi complexe que la ratification d’un traité européen éminemment technique, et, d’autre part, il a également pu remettre en cause la confiance que le peuple souverain avait en ses représentants, compte tenu de la ratification du traité de Lisbonne en 2009 qui était une sorte de compromis artificiel pour mettre en place, sous un autre intitulé, les dispositions du projet de Constitution pour l’Europe.

Les représentants du peuple sont donc passés outre ce dernier, comme si le référendum de 2005 n’était pas représentatif de sa volonté. Il y aurait, dès lors, une dérive du référendum, du « suffrage » au « sondage »[14]. Alain Minc a alors pu en déduire une relation entre « la démocratie directe et le populisme, comme si par nature, la démocratie directe était nécessairement un régime démagogique, simplificateur et trompeur »[15].

L’Abbé Sieyès a écrit dans Qu’est-ce que le Tiers État ? (1789) : « Une nation est indépendante de toute forme. Et de quelque manière qu’elle veuille, il suffit que sa volonté paraisse pour que tout droit positif cesse devant elle comme devant la source et le maître suprême de tout droit positif ».

C’est pour cette raison notamment que le peuple souverain a dû utiliser d’autres moyens d’expression directe que le référendum. Parmi les pratiques dont il est question, peuvent être prises en compte dans la définition de la frontière entre démocratie et ochlocratie, les actions sociales ou les mouvements sociaux. Il s’agit de la manifestation de la volonté générale lorsqu’elle se sent oubliée des pouvoirs publics. On peut ici prendre l’exemple des manifestions comme ce fut largement le cas pour la loi « Travail », ou bien, des pétitions, illustrées notamment par l’affaire relative à la grâce de Mme J. Sauvage. Cependant, il convient de veiller à ce que ces pratiques ne dégénèrent en une forme d’ochlocratie en raison de la manifestation de la volonté particulière de certains groupes sociaux ou a fortiori d’individus, celle-ci pouvant se traduire par une réelle violence et une divergence d’opinions irréconciliables.

Il faut donc de nouveau se référer à la distinction de Rousseau entre volonté générale et volonté de tous. Les mouvements sociaux, si leur importance doit être prise en compte par les pouvoirs publics, car ils représentent généralement la volonté d’une grande partie de la population, ne peuvent pour autant pas être source de pressions décisives sur la prise de décision politique. Il faut donc nécessairement postuler une fiction, celle que la majorité du peuple le représente tout entier, et parvenir à rassembler autour d’idées communes, en supprimant les intérêts trop contradictoires, pour mener une action sociale qui sera le reflet de la volonté générale, et qui devra alors –et de manière obligatoire pour ne pas risquer une révolution- être prise en compte par les pouvoirs publics.

On observe donc dans les faits que la frontière est mince entre ochlocratie et démocratie. Une même action, suivant sa pratique, peut se trouver dans l’une ou l’autre, mais il convient de ne pas oublier qu’en démocratie la souveraineté appartient au peuple afin d’éviter que la dérive ochlocratique ne devienne une excuse des pouvoirs publics pour ne pas prendre en compte la volonté générale lorsqu’elle se manifeste.

 

 

Marcia CHEVRIER

 

 

 

Pour en savoir + :

  • Rousseau, Du contrat social, 1762.
  • Polybe, Histoires, IIème siècle av. J.C.
  • B. Kaufmann, R. Büchi et Nadja Braun, Le guide de la démocratie directe en Suisse et au-delà, Institut européen sur l’initiative et le référendum, édition 2007.

 

[1] J. Rousseau, Du contrat social, Livre III cpt. 10, « De l’abus du gouvernement et de sa pente à dégénérer », 1762.

[2] op.cit. ROUSSEAU.

[3] Voir infra.

[4] Dictionnaire Larousse [en ligne] : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d%C3%A9mocratie/23429.

[5] Dictionnaire la Toupie [en ligne] : http://www.toupie.org/Dictionnaire/Ochlocratie.htm.

[6] Polybe, Histoires, IIème siècle av. J.C.

[7] J. Rousseau, Du contrat social, Chapitre 3 du Livre II, « Si la volonté générale peut errer », 1762.

[8] J. Rousseau, Du contrat social, Livre II Chapitre 3, « Si la volonté générale peut errer », 1762.

[9] Dictionnaire La Toupie [en ligne] : http://www.toupie.org/Dictionnaire/Populisme.htm.

[10] D. Reynié et G. Finchelstein, « Pourquoi le populisme est-il aussi présent ? », Le club de l’économie, Le Monde, 21 septembre 2016 :  http://www.lemonde.fr/le-club-de-l-economie/video/2016/09/21/politique-pourquoi-le-populisme-est-il-aussi-present_5001497_4795074.html.

[11] Constitution du 4 octobre 1958 (article 4) : « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

[12] Ceci se justifie par le système représentatif français où les élus expriment les idées du peuple par le biais du mandat que celui-ci leur confère. Le peuple n’a donc théoriquement pas besoin de les exprimer par la voie directe que constitue le référendum, procédé par lequel il ne répond qu’à une question fermée et donne son accord (ou non) sur une idée précise que lui soumettent ses représentants.

[13] Contournement du pouvoir législatif et/ou utilisation plébiscitaire.

[14] C. Premat, « Populisme et démocratie semi-directe : la dénaturation des procédés référendaires en France et aux Etats-Unis », Amnis (En ligne), 1 septembre 2005.

[15] A. Minc, « La communauté virtuelle », Emission « Grands débats contemporains » diffusée par France Culture, conférence enregistrée les 9 et 10 novembre 2004 à l’Académie Universelle des Cultures. Pour un exposé complet d’Alain Minc sur cette question, voir L’ivresse démocratique, Paris, éditions Gallimard, 1994.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.