La concurrence à l’épreuve de l’économie collaborative

L’économie collaborative désigne une nouvelle manière de consommer qui s’appuie sur les nouvelles technologies. Elle représente aujourd’hui 9000 start-ups dans le monde pour un chiffre d’affaires de 15 milliards (Mds) de dollars, qui pourrait atteindre 335 Mds en 2025[1]. Ce développement sans précédent pose des problèmes de concurrence liés à la position stratégique qu’occupent les plateformes dans le modèle collaboratif. Les autorités françaises et européennes réfléchissent à la manière la plus adéquate d’encadrer le phénomène.

 

  • L’économie collaborative redéfinit l’acte de consommer

L’économie collaborative désigne les nouveaux modes de partage, d’échange, de prêt, d’offre que les particuliers mettent en œuvre grâce au développement d’Internet[2]. Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle mais plutôt du « renouvellement d’une pratique existante, qui bénéficie désormais de la technologie actuelle pour rendre des services beaucoup plus efficaces et évolutifs »[3]. Concrètement, ce qui change à présent, c’est, d’un côté, la fréquence de ces pratiques qui se sont étendues au-delà du cercle privé et, d’un autre côté, l’apparition d’un intermédiaire – la plateforme – qui met en relation les particuliers qui ne se connaissent pas[4]. Tous les secteurs sont concernés : la mobilité, le logement, le transport de biens, l’alimentaire, l’habillement, le financement, etc[5].

Plusieurs facteurs peuvent expliquer son développement : les évolutions technologiques, la transition énergétique et écologique, la transformation du marché de l’emploi, les déséquilibres du marché de l’offre conventionnelle, etc[6]. Mais le premier d’entre eux reste la crise financière et économique qui a entraîné une montée du chômage et une baisse du pouvoir d’achat. Le modèle coopératif s’est alors imposé comme une manière efficace de faire des économies et/ou de dégager un revenu supplémentaire, sur la base d’un modèle économique solidaire privilégiant le lien social.

L’économie collaborative repose donc sur une relation tripartite originale entre un particulier offreur, un particulier demandeur et une plateforme qui les met en relation. Elle bouleverse ainsi le rapport de force traditionnel entre le professionnel et le consommateur, en faisant de ce dernier tant un demandeur qu’un offreur, là où auparavant il n’était que demandeur. Certains parlent de l’émergence du « consommacteur »[7] ou du « prosommateur »[8], autant de néologismes traduisant l’idée d’un consommateur qui ne consomme plus uniquement, mais qui fait consommer.

  • Les plateformes collaboratives posent des problèmes de concurrence

Les plateformes sont un passage obligé pour cette nouvelle catégorie hybride de consommateurs. Cette position stratégique leur confère des avantages concurrentiels majeurs, au regard, d’une part, de leur statut revendiqué de « simple » intermédiaire qui les libère de certaines charges pesant traditionnellement sur la compétitivité des entreprises et, d’autre part, des données qu’elles collectent sur leurs utilisateurs (ou Big Data). Cette situation soulève trois principaux problèmes de concurrence.

Le premier est la concurrence déloyale. Le très médiatique cas Uberpop en est un exemple. À côté de son activité classique de voiture de transport avec chauffeur (VTC), la société Uber proposait un service, appelé Uberpop, de mise en relation de particuliers, d’un côté, offrant une prestation de transport routier de personnes à titre onéreux et, d’un autre côté, souhaitant se déplacer. Les taxis et les autres sociétés de VTC, dont les activités sont strictement encadrées par la loi, avaient invoqué une concurrence déloyale de la part d’Uber : les particuliers offreurs n’avaient pour seule obligation que de s’inscrire auprès d’elle, ce qui lui permettait de proposer des prix bien plus bas que ceux traditionnellement pratiqués par un taxi ou un VTC pour une prestation équivalente. Si le service a été tout d’abord suspendu par la société Uber elle-même, puis interdit par la loi[9], son exemple pourrait présager des conflits similaires dans d’autres secteurs.

Le deuxième est l’abus de position dominante notamment lié à l’exploitation des données collectées par les plateformes. En 2012, ces données représentaient 300 Mds de dollars[10]. Elles constituent, à ce titre, la « ressource première »[11] de l’économie collaborative. On imagine la puissance économique qu’elles sont susceptibles de conférer à leurs détenteurs capables d’adapter leurs offres commerciales en fonction des informations propres à chaque utilisateur[12], et donc de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché, jusqu’à l’abus. Un exemple est le cas Google, qui n’est certes pas une plateforme collaborative, mais dont le traitement des données par le moteur de recherche, qui favoriserait ses propres produits et sites au détriment de ceux de ses concurrents, a déjà fait l’objet d’une notification de griefs en ce sens par la Commission européenne[13].

Le troisième relève des pratiques commerciales déloyales, toujours liées à l’exploitation des données et, en particulier, à la pratique de l’IP-tracking qui consiste à faire varier le prix offert au consommateur en fonction de son comportement de navigation en ligne[14]. Cette pratique a déjà été observée sur le site de certaines compagnies aériennes. Il n’est pas à exclure qu’elle le soit également sur certaines plateformes collaboratives.

  • Les autorités françaises et européennes réfléchissent à une régulation

La nouvelle concurrence que représentent les plateformes collaboratives amènent les autorités françaises et européennes à s’interroger sur l’opportunité d’une régulation. Des initiatives ont déjà été prises en ce sens, d’autres sont à venir. Toutes visent à permettre une cohabitation harmonieuse entre l’économie collaborative et l’économie conventionnelle, dans l’intérêt des consommateurs[15].

En France, la loi (Macron) du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques a introduit l’obligation pour les plateformes numériques de délivrer à leurs utilisateurs une information loyale, claire et transparente sur les conditions générales d’utilisation du service d’intermédiation et sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des offres mises en ligne[16]. Cette obligation devrait être renforcée prochainement par la loi (Lemaire) pour une République numérique dont le projet prévoit que doivent également apparaître les relations existantes entre la plateforme et les personnes référencées[17]. Ce projet envisage, par ailleurs, de consacrer un principe de neutralité du net[18] et de portabilité des données[19]. Enfin, une loi (Macron II) sur les nouvelles opportunités économiques, visant spécifiquement l’économie numérique, est en préparation.

Au niveau européen, la Commission travaille à l’élaboration d’une stratégie pour le marché numérique européen. Elle a lancé à cette fin une consultation sur les plateformes numériques visant notamment l’économie collaborative. Un nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles est également attendu courant 2016. Dernière initiative à relever, les autorités nationales de concurrence française et allemande collaborent actuellement à la réalisation d’une étude sur les effets pro et anti-concurrentiels de la collecte de données.

Les autorités entendent donc prendre toute la mesure du phénomène de l’économie collaborative. Deux écueils seront cependant à éviter : le premier, de penser que parce qu’il existe un modèle économique nouveau, celui-ci nécessite une législation nouvelle ; pire, le second, de brider l’innovation.

Gautier KERJOUAN

[1] Rapport DGE, Enjeux et perspectives de la consommation collaborative, juin 2015, p. 16.

[2]S. Bernheim-Desvaux, « La consommation collaborative ou participative », Revue Contrats Concurrence Consommation, janv. 2015, p. 12.

[3] CESE, avis n° 2014/C 177/01, 21 janv. 2014.

[4] Supra note 2.

[5] Supra note 1, p. 61 et s.

[6] Ibid, p. 209.

[7] Ibid, p. 15.

[8] Voir J. Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro, Ed. LLL, sept. 2014.

[9] C. transp., art. L. 3124-13 introduit par la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de tourisme avec chauffeur (« Thévenoud ») ; C. const., 22 septembre 2015, déc. 2015-484 QPC.

[10] Séminaire Procédure et Droit de la concurrence organisé par la Revue Concurrences le 3 nov. 2015 sur le thème « Données personnelles, plateformes et concurrence ».

[11] I. Falque-Perrotin, « La protection des données personnelles, un atout pour la France et l’Europe », Les Echos, 25 sept. 2012.

[12] L.-M. Augagneur, « Vers des nouveaux paradigmes du droit dans l’économie numérique », RDT Com. 2015, p. 455.

[13] Comm. europ., communiqué de presse du 15 avr. 2015, Abus de position dominante: la Commission adresse une communication des griefs à Google au sujet de son service de comparaison de prix.

[14] Supra note 12.

[15] Propos de Martin Pinville, Secrétaire d’Etat chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation, et de l’Economie sociale et solidaire, et d’Antonia Fokkema, Administrateur principal, chargée d’études de l’économie partagée à la Commission européenne, lors de l’atelier organisé par la DGCCRF le 15 oct. 2015 sur le thème « L’économie collaborative ».

[16] C. consom., art. L. 111-5-1.

[17] Projet de loi pour une République numérique, version du 6 nov. 2015, art. 19.

[18] Ibid, art. 16.

[19] Ibid, art. 18.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.