Dossier du mois / Qui fait la loi ?

 


 

Dans une société complexifiée à de nombreux égards et dans laquelle l’État est un concept malmené, peut-on énoncer que la loi est du seul fait du Parlement ? Que recouvre le concept de « Législateur » ? Une scène se met alors en place sur laquelle se profile une multitude d’acteurs dont le rôle de chacun reste à déterminer.  Qui fait quoi ? Qui fait la loi ?

 


 

Il est rare quand on évoque la loi de ne pas faire référence au Parlement ou au législateur. Ces mots sont très proches si bien qu’on peut pratiquement les employer comme synonymes, ou en tout cas construire un champ lexical extrêmement serré : loi, législateur, Parlement.

 

Les définitions intuitives semblent très efficaces pour relier ces termes. La loi est le texte voté par le Parlement. Le législateur est le terme générique pour désigner celui qui fait la loi. En France selon le titre IV de la Constitution, le Parlement est le législateur. Le Larousse nous indique ainsi qu’un Parlement est « Toute institution représentative composée d’une ou plusieurs assemblées, investie du pouvoir législatif et chargée de contrôler le pouvoir exécutif. En France, l’Assemblée nationale et le Sénat ». Pour le Littré, un législateur est « celui, celle qui donne des lois à un peuple. Lycurgue a été le législateur de Lacédémone, Solon celui d’Athènes. Par extension, celui qui sert de modèle en législation ». Enfin, la Constitution, en son article 24, ne dit-elle pas : « Le Parlement vote la loi » ?

 

Si l’on ouvre un lexique des termes juridiques (Dalloz, 12e éd, Paris, 1999), on y lit : « règle écrite, générale et permanente, élaborée par le Parlement ». Le Parlement est l’ « Assemblée délibérante ayant pour fonction de voter les lois et de contrôler le Gouvernement ».  Enfin, le législateur est, dans un sens matériel, « tout organe pouvant édicter des règles juridiques générales (normes de droit), que ce soit le Gouvernement ou le Parlement », tandis qu’au sens formel, il est « synonyme de Parlement ». On voit donc bien ici l’ambivalence du terme de « législateur », qui est à la base de l’amalgame cité plus haut. En apparence, législateur et Parlement ont les mêmes missions. Mais au sens matériel, si l’on s’attache à l’essence de la norme édictée, le Gouvernement se fait aussi législateur, le Parlement n’étant plus alors en situation de monopole.

 

C’est par commodité lexicale que l’on utilise le terme de législateur. Un texte de loi est avant tout une norme juridique supposant l’accord entre divers acteurs. Force est de constater que si notre système juridique a pour ambition, mais également pour fondement, la séparation des pouvoirs, la loi est la résultante d’un compromis entre les trois pouvoirs. Le Parlement n’est pas le seul organe législatif. Le Gouvernement, le juge, mais également des institutions tierces, ont un impact majeur sur le système législatif, tant et si bien qu’on peut se demander si le Parlement a le monopole de la création législative. 

 

Sous le terme générique de législateur se cacheraient quatre réalités distinctes. Le législateur exécutif (I) permettrait d’identifier la fonction législative du Gouvernement. Le législateur juridictionnel (II), peu évoqué, souvent dénoncé, n’en étant pas moins l’une des autorités les plus influentes dans l’élaboration et l’application de la loi. Sans oublier le législateur civil (III), qui peut avoir un impact majeur sur les textes, soit par une représentation au sein d’organes prévus par les textes, soit par une action sur le Parlement. Enfin, ce dernier ne doit pas être cantonné à un rôle de vote. Même malmenée, l’autorité du Parlement sur la loi reste forte, mais à quel point (IV) ?

 

 

Parlement

 


I – Le pouvoir exécutif et la création législative

 

 

Le pouvoir exécutif, classiquement, est cantonné à l’exécution des lois. C’est ce qu’il ressort des écrits de Montesquieu ou de Locke. Mais notre Constitution, et sa pratique, permettent au pouvoir exécutif de faire œuvre de législation, ou en tout cas, d’influer sur l’édiction des lois. Les deux représentants de l’exécutif, par leurs attributions Constitutionnelles, ont une action certaine sur l’exercice du pouvoir législatif (A). Mais il ne faut pas oublier la mécanique Gouvernementale, qui a un impact crucial sur les textes de loi (B).

 

 

A – Le président  de la République et le Premier ministre

 


1) Le président  de la République

 

 

Les textes relatifs aux pouvoirs du Président  de la République relèvent du titre II de la Constitution. Il est certainement l’autorité principale de notre texte Constitutionnel. Son mode d’élection, ses nombreux pouvoirs, son irresponsabilité devant le Parlement, en font une exception à l’égard de nos voisins européens (voir P. Lauvaux, Destins du président ialisme, Broché, Paris, 2002).

 

Si sa prégnance sur l’exécutif est certaine, en tout cas en période de fait majoritaire (car la cohabitation entraîne un retour à la lettre Constitutionnelle), il ne faut pas oublier son impact sur la procédure législative.

 

Le projet de loi référendaire. Il peut déjà être à l’initiative de projets de loi. On oublie souvent en effet, que l’article 11 de la Constitution, certes pose la compétence présidentielle en matière de référendum, mais qu’il s’agit d’une compétence concernant un projet de loi. Cet article est d’autant plus important que, modifié par la révision du 23 juillet 2008, son domaine a été étendu. Désormais, il concerne « l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la Nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité ».

 

Cet article n’a pas été très usité. Depuis 1958, neuf référendums sont intervenus, dont seulement sept avec l’article 11. Parmi ceux-ci, deux ont été l’initiative du Général De Gaulle, dans l’optique de réviser la Constitution.

 

La présidence du Conseil des ministres, selon l’article 9 de la Constitution, est l’apanage du président. Or, c’est au sein de cette instance collégiale que les projets de loi sont adoptés (article 39 de la Constitution). Le fait que le Président  ait la main mise sur le Conseil des ministres lui permet de demander un projet de loi sur une matière. Le Président  en lien avec le Secrétariat général du Gouvernement, fixe l’ordre du jour du Conseil des ministres. Il peut alors décider de l’inscription, ou non, de tel ou tel projet. En période de cohabitation, il est extrêmement complexe, voire vain pour lui, d’empêcher l’inscription d’un projet de loi à l’ordre du jour.

 

La promulgation de la loi. L’article 10 de la Constitution pose la compétence du président  en matière de promulgation. On s’est posé la question de savoir s’il pouvait refuser la promulgation d’un projet de loi, notamment en cas de cohabitation. Mais la rédaction de l’article semble rendre impossible ce cas de figure : « Le président  de la République promulgue les lois dans les quinze jours, qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée ». En revanche, il peut demander dans ces quinze jours une nouvelle délibération, qui ne peut être refusée. Il retarde donc la promulgation. Pour Marcel Prelot, c’est un « veto législatif temporaire ». De plus, ce veto n’est pas réservé uniquement aux projets de loi, mais à tout texte de loi. Ce droit a été utilisé à quatre reprises : en 1983 (loi sur l’exposition universelle), 1985 (Nouvelle-Calédonie), 2003 (modes de scrutin), 2006 (CPE).

 

On remarque donc le rôle du président de la République dans le cadre du travail législatif. Il peut être l’initiateur de projets de loi. On le voit par exemple quand, au sortir d’une campagne électorale, une loi qui a été évoquée se retrouve à l’ordre du jour du Conseil des ministres. Ceci est vrai en période de fait majoritaire, où le président  pilote réellement l’instance collégiale. En période de cohabitation, l’ordre du jour du Conseil donne lieu à une véritable négociation entre les deux représentants de l’exécutif, qui peut tout à fait conduire à entériner un projet de loi président iel.

 

La nouvelle délibération a également une influence certaine, dans la mesure où le Parlement est « retoqué ». L’article 10 ne s’éternisant pas sur cette possibilité, on peut se demander si le président  ne pourrait pas indéfiniment demander une nouvelle délibération sur tel ou tel projet ou proposition de loi.

 

A noter enfin que le président  peut saisir le Conseil Constitutionnel, ce qui constitue une étape supplémentaire dans la procédure législative. Il peut aussi dissoudre l’Assemblée nationale.

 

Ces pouvoirs restent tout de même réduits. Ils sont des obstacles au travail législatif, qui interviennent donc après le débat parlementaire. Il y a également possibilité d’influence du Conseil sur la question des projets de loi. Mais ces projets seront modifiés par les parlementaires. La compétence du Premier ministre est plus étendue encore.

 

 

2) Le Premier ministre et le Gouvernement

 

 

Les projets de loi. C’est le Premier ministre qui a la charge de présenter des projets de loi lors du Conseil des ministres (article 39). On constate que la proportion de projets de loi, par rapport à celle des propositions, est disproportionnée : 85% (et de plus, 80% des lois qui issues du Parlement ont une origine communautaire). Le système de la Ve République est construit pour que les projets de loi du Premier ministre soient débattus dans de bonnes conditions : qu’on soit en période de fait majoritaire ou de cohabitation, la majorité est toujours celle du Premier ministre.

 

Il faut, de plus, remarquer que plusieurs dispositions permettent au texte du Premier ministre d’être en position de force à l’Assemblée. Ainsi, le droit d’amendement des parlementaires est règlementé (article 40 : les amendements ne doivent pas diminuer les ressources publiques ou créer de charges, article 41 : irrecevabilité si l’amendement entre dans le domaine réglementaire, article 44 : moment d’exercice du droit d’amendement). L’ordre du jour permet une organisation du débat que le Premier ministre peut connaître. Selon l’article 48 révisé, le Gouvernement dispose de deux semaines de séance sur quatre pour contrôler l’ordre du jour. Avant la révision de 2008, le Gouvernement le maîtrisait complètement.

 

Le vote bloqué. L’article 44, alinéa 3 de la Constitution permet au Premier ministre (dans le texte, au Gouvernement), de poser une sorte d’ultimatum à l’Assemblée : soit les parlementaires votent tout le texte, soit ils refusent tout le texte. C’est « tout ou rien ». Ici le droit d’amendement ne trouve donc plus à s’exercer, et il est évident que cette procédure aboutit à l’adoption du projet de loi. Mais c’est une procédure peu utilisée.

 

La procédure d’urgence est également une contrainte importante pour le Parlement. Tout texte de loi, s’il y a désaccord entre les assemblées, peut être débattu deux fois. devant chacune. Si un désaccord persiste, une Commission Mixte Paritaire se réunit. Mais la procédure d’urgence permet de réunir dès la première lecture infructueuse la CMP, afin de couper court aux débats. Elle est aujourd’hui quasi-systématique.

 

L’article 49 de la Constitution. Bien évidemment, le Premier ministre peut, avec l’article 49, alinéa 3, engager la responsabilité du Gouvernement en l’échange de l’adoption définitive d’un texte. Similaire au vote bloqué dans l’esprit, cette disposition permet de couper court aux débats, tout en mettant la pression sur la majorité. Il est très peu apprécié par les parlementaires, et a fait l’objet d’une révision en 2008 : il n’est plus utilisable qu’une seule fois par session. Il est également utilisable pour les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. L’article 49, alinéa 4 permet également au Premier ministre de rechercher la confiance du Sénat. C’est un cas d’école : il s’agit pour le chef du Gouvernement opposé à une majorité hostile à l’Assemblée nationale de s’appuyer sur le Sénat. Aujourd’hui, elle est utilisée, soit en début d’investiture, pour effectuer la même déclaration qu’à l’Assemblée, soit, le Président  de la République peut demander à ce que le Gouvernement la mette en œuvre chaque année (message de Jacques Chirac du 2 juillet 2002).

 

On voit que le Premier ministre, et donc, le Gouvernement, pilotent réellement la procédure législative. L’action du Parlement est finalement très restreinte, et qu’un certain nombre de mécanismes permettent de mettre en échec une opposition parlementaire. De plus, le Gouvernement élabore la majorité des textes de loi. Remarquons qu’un nombre important de textes sont désormais pris par ordonnances : le Parlement délègue sa fonction au Gouvernement, avant d’en ratifier l’usage.

 

 

 

Conseil des ministres

 

 

B – Le Secrétariat général du Gouvernement et les ministères

 

 

Les ministères sont les premiers services à rédiger les projets de loi. Ce sont également eux qui assurent les réponses aux assemblées (article 48).

 

Le SGG est une institution méconnue et pourtant cruciale. Notons qu’il est la courroie de transmission des textes. C’est donc lui que l’on retrouve à toute étape de la vie d’un projet de loi, et même d’une proposition. Il assure les transmissions entre les assemblées, l’établissement d’une CMP, mais également, c’est lui qui chapeaute les consultations et les arbitrages (sous l’égide du Premier ministre) quand le texte est encore en élaboration…

 

Le SGG est également celui qui, après qu’un projet ou une proposition de loi ait été débattue au Parlement, s’occupe de la publication des textes. A cette occasion, il contrôle formellement la norme avant de la publier. Il peut ainsi, soit renvoyer le texte pour modification, soit prendre d’autorité des modifications (notamment concernant des erreurs de dates, de références…).

 

Son rôle le plus important dans le cadre de notre étude, c’est sa fonction d’interlocuteur du Conseil Constitutionnel. Le SGG est celui qui rédige les observations du Gouvernement, et donc, il est le défenseur de la loi devant le Conseil Constitutionnel. A ce titre, il a la position ambiguë de devoir parfois défendre des dispositions que le Gouvernement ne souhaitait pas voir adoptées (notamment quand une proposition de loi est déférée au Conseil). Il est opposé aux saisines parlementaires, et cherche donc à invalider le raisonnement juridique des parlementaires, auteurs de la saisine.

 

On voit donc que ce service administratif peut avoir une action cruciale sur la loi. Pendant son élaboration quand il s’agit encore d’un projet, il est l’organisateur de la mécanique ministérielle, mais également le conseiller juridique du Gouvernement. Après le débat parlementaire, il vérifie la prise des décrets d’application. Enfin, il défend la loi devant le Conseil Constitutionnel.

 

Tous les projet de loi sont contrôlés par cette structure. Le Parlement peut donc voir ses projets modifiés, défendus ou analysés par un autre que lui. Il ne défend pas le texte devant le Conseil Constitutionnel, laissant cette tâche au Gouvernement (en effet, ce sont les parlementaires qui refusent cette tâche). Il est donc latent de remarquer que le Parlement identifié comme législateur, et le Gouvernement, identifié comme exécutant, sont deux raccourcis qui ne rendent pas compte de la réalité.

 

 

II – Le rôle des hauts conseils

 


Le juge a un rôle majeur dans l’édiction des lois. Il est en revanche peu apprécié. La crainte du Gouvernement des juges est très souvent évoquée, ainsi que le manque de légitimité du juge par rapport au législateur. Pourtant, ce rôle est indéniable. Il s’effectue soit au grand jour, par la consultation ou le contrôle de Constitutionnalité, soit de manière plus insidieuse, par le contrôle masqué de la loi.

 

 

A – La fonction consultative du Conseil d’Etat

 

 

La dernière décennie a vu la doctrine insister sur la dualité fonctionnelle du Conseil d’Etat. Il est à la fois un conseil du Gouvernement, autant qu’il en est un censeur. Cet état de fait a entraîné la vindicte de la CEDH.

 

Cette fonction consultative, il est vrai, est essentielle. Le Conseil d’Etat est souvent sollicité par le Gouvernement. Tout projet de loi doit lui être soumis. Depuis 2008, les propositions de loi peuvent également leur être soumises (article 39). Or, le Conseil imprime très fortement sa marque sur ces textes. L’avis, qui n’est pas public sauf volonté contraire du Gouvernement, fait l’objet de jurisprudence rigoureuse. Le Gouvernement ne peut pas modifier le projet de loi après que l’avis ait été pris (décision du Conseil Constitutionnel du 3 avril 2003). Egalement, le Gouvernement doit faire en sorte de ne pas démembrer l’avis. Schématiquement, il doit soit accepter entièrement l’avis du Conseil, soit le rejeter en bloc. Mais il ne peut pas faire un choix disposition par disposition.

 

La fonction consultative contentieuse du Conseil peut également avoir un impact sur les lois. En effet, les juges du fond peuvent requérir l’avis du Conseil sur une question de droit. Il peut dans cette configuration particulière avoir un impact sur une loi. Relevons l’exemple de l’avis du Conseil d’Etat du 6 décembre 2002, « Syndicat Intercommunal des établissements du second cycle de second degré de L’Haÿ-les-Roses », dans lequel le Conseil en formation consultative se reconnaît lui-même compétent dans sa fonction contentieuse pour homologuer une transaction impliquant l’administration, par interprétation plus qu’extensive de l’article 2052 du code civil. Il opère donc bien une « réécriture » de la loi (cette notion de réécriture étant analysée plus avant dans le II, C).

 

 

 

Conseil constitutionnel

 

 

B – La fonction de « législateur négatif » ou d’« aiguilleur » du Conseil Constitutionnel

 

 

Le Conseil Constitutionnel est, au sens de KELSEN, un « législateur négatif », ou au sens de FAVOREU, un « aiguilleur ». Le législateur négatif est ce type de législateur qui supprime de la loi les inConstitutionnalités. Pour KELSEN, si l’on enlève quelque chose, on créé tout de même une nouvelle norme. Le doyen FAVOREU a une vision du Conseil moins intrusive dans la fonction législative. Ainsi, quand il déclare une disposition inConstitutionnelle, il ne fait qu’indiquer au législateur qu’une telle disposition aurait supposé une révision de la Constitution, c’est-à-dire une norme supérieure. Le législateur se serait alors juste « trompé » de norme, et le Conseil lui indique la voie à suivre, comme un aiguilleur.

 

Ces deux visions gagnent en consensualité ce qu’elles perdent en réalité. En effet, le Conseil Constitutionnel a une jurisprudence abondante vis-à-vis de la loi. Une jurisprudence telle que l’on serait tenté de le qualifier de co-législateur.

 

En effet, remarquons tout d’abord que le Conseil émet des réserves. Bien connues, elles peuvent « retirer le venin » d’une disposition, interpréter dans un sens précis une disposition, ou comporter des directives envers le Gouvernement, ou les juges. Ces deux dernières ajoutent très clairement au texte législatif. Le Conseil fait une véritable oeuvre législative. Il ne se contente pas de retirer, il sauve le texte de loi en disant (fictivement) ce que le Parlement a réellement souhaité faire. Ce mécanisme juridique heurte souvent certains commentateurs, car le Conseil n’utilise pas que la gomme, pour reprendre et contredire une expression du doyen VEDEL, mais également le crayon.

 

Le Conseil Constitutionnel vérifie également que la procédure législative a été respectée. Il va donc contrôler les conditions du débat (décision du Conseil Constitutionnel du 23 janvier 1987), mais aussi la compétence du législateur à travers la technique de l’incompétence négative : la Constitution donne au législateur une compétence en matière de loi (article 34). Le législateur ne peut pas aller en deça de cette compétence. Il doit en quelque sorte assurer un « service minimum », et ne pas déléguer au pouvoir réglementaire des tâches qui lui incombent (par exemple, voir la décision du Conseil Constitutionnel du 19 juin 2008). Il contrôle également, par sa technique de l’entonnoir, que l’amendement soit en relation directe avec le projet. C’est une sanction des cavaliers législatifs, qui permettent d’inscrire dans une loi un amendement sans aucun rapport avec l’objet de cette dernière (décision du Conseil Constitutionnel du 16 mars 2006).

 

Le Conseil veille aussi à la qualité de la loi. Elle doit être accessible et intelligible (décision du Conseil Constitutionnel du 16 décembre 1999). Le Conseil censure ainsi, soit le fait qu’une loi ne soit pas disponible facilement pour les usagers, soit qu’elle soit trop complexe. La loi doit également être normative, et ne pas comporter de neutrons législatifs. Cela signifie que toute loi doit avoir une utilité, et ne pas se cantonner à être un slogan politique (décision du Conseil Constitutionnel du 21 avril 2005).

 

Enfin, un pas majeur a été franchi, dont on ne peut pas encore mesurer les conséquences. L’article 39 de la Constitution, qui concerne notamment la présentation des textes de lois aux assemblées, renvoie à une loi organique. Cette dernière généralise l’obligation que chaque texte de loi soit précédé d’une étude d’impact. Le Conseil Constitutionnel contrôlera la présence de cette évaluation préalable, et bien évidemment sa justesse. Or, qu’est ce qu’une évaluation préalable ? C’est tout simplement la justification de la loi. Pourquoi veut-on élaborer cette loi ? Autrement dit, c’est la justification de l’opportunité. Le choix ultime du législateur, c’est celui de choisir ou non de faire une loi. Alors qu’une jurisprudence constante des neuf sages indique que, « le Conseil Constitutionnel n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », la Constitution réviser lui permettra de se prononcer en lieu et place du Parlement.

 

Il est difficile de se prononcer sur le bien fondé de ces jurisprudences. Elles sont indispensables à une époque où la loi est une norme décrédibilisée, car mal écrite et trop fréquente. Le Conseil tente de redonner de la rigueur à cette norme. Mais à l’inverse se pose la question de la légitimité. Le Conseil peut-il défaire ce que le parlementaire élu a fait ? Où s’arrête l’Etat de droit devant la souveraineté de la nation ? C’est une des questions que la doctrine actuelle se pose. Elle est partiellement insoluble, car elle touche finalement à ce que peut ou non faire un juge.

 

En revanche, on peut se prononcer sans aucun doute sur le poids du Conseil Constitutionnel dans l’élaboration de la loi. Il est très important. Le Parlement ne peut plus faire l’impasse sur la Constitutionnalité. Depuis l’instauration de la question prioritaire de Constitutionnalité, il ne pourra plus éviter que le Conseil ne connaisse d’une loi par un consensus politique. Ce qui peut trouver à nous rassurer, c’est l’extrême prudence avec laquelle le Conseil Constitutionnel conçoit ses nouveaux pouvoirs tirés de la révision de 2008.

 

 

C – L’application de la loi par les juridictions

 


Le Conseil Constitutionnel peut être qualifié de co-législateur, car il intervient avant que la loi ne soit promulguée. En revanche, peut-on qualifier le juge ordinaire de co-législateur ? Le Conseil d’Etat pourrait être qualifié ainsi.

 

Il faut se poser la question suivante : quel est le sens d’un texte ? Est-il celui que l’auteur lui donne ? Pas réellement. L’auteur peut donner plusieurs sens à un texte (si celui-ci est obscur). De plus, l’auteur peut ne plus être là pour corroborer le sens qu’il souhaitait imprimer à la norme. Enfin, l’auteur peut être multiple (un projet de loi par exemple, peut être rédigé par le Gouvernement, modifié par le Parlement, corrigé par le Conseil Constitutionnel…).

 

Selon Kelsen, il n’existe qu’une seule interprétation d’un texte, un seul sens, celui que l’ordre juridique considère comme ayant une valeur juridique. Or, relève Michel Troper, quelle est, pour notre ordre juridique, l’interprétation qui a une valeur normative ? C’est celle du juge.

 

Selon cette théorie réaliste de l’interprétation, le juge a le dernier mot, il est donc celui qui imprime son sens au texte. C’est très classique. Le Conseil d’Etat (1996, « Préfet des Bouches du Rhône » par exemple, où le juge explicite la notion de délégation de service public) ou la Cour de cassation ont été amenés à préciser la portée d’une disposition législative. Poussée à son terme, l’interprétation devient alors « une réécriture » (à la différence près que si l’on est rigoureux, le juge « écrit » le texte lui-même. Il lui imprime le sens possible. On devrait donc plutôt dire qu’il « modifie l’énoncé linguistique »).

 

Ainsi, l’exemple type est l’arrêt du Conseil d’Etat de 1952, « Dame Lamotte ». Dans cet arrêt, une loi vient préciser à propos d’un acte administratif pris à l’encontre du justiciable qu’il est « insusceptible de tout recours ». En interprétant cette disposition, le Conseil d’Etat, non seulement indique que cette précision n’interdit pas un recours pour excès de pouvoir, mais au surplus, conclut qu’il existe un principe général du droit selon lequel tout acte règlementaire peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Il y a bien ici modification complète de l’application de la loi par interprétation. Le juge va ici à l’encontre du sens littéral du texte.

 

Ce n’est qu’un exemple de technique employée par le juge pour modifier la loi. Le Conseil d’Etat notamment, est très inventif dans ce domaine, malgré la jurisprudence « Arrighi » de 1936. Il peut ainsi considérer qu’une loi est caduque, car un nouveau texte est intervenu (exemple de l’arrêt de 2001, « ANAFE »).

 

Enfin, le contrôle de conventionnalité  permet bien au juge de considérer qu’une loi ne doive pas être appliquée car elle est jugée inconventionnelle.

 

A noter, pour conclure, que le Conseil Constitutionnel s’était également reconnu compétent pour opérer un contrôle des lois déjà promulguées, dans sa jurisprudence de 2005, « Etat d’urgence en Nouvelle Calédonie ».

 

On relève donc que le juge, lorsqu’il applique le texte de loi, n’a pas une action neutre. Par de multiples mécanismes, le juge imprime un sens nouveau au texte, parfois le contredit, et donc le réécrit. Il fait véritable œuvre législative.

 

 

 

Justice juridiction

 

 

III – Les autres acteurs

 


A – Les organismes consultatifs prévus par les textes

 

 

Le CESE. Le conseil économique, social et environnemental fait l’objet du titre XI de la Constitution. C’est un organisme consultatif qui se prononce sur tout texte qui lui est soumis. Il peut également se saisir lui-même d’une question. Le but de cet organisme est d’assurer une représentation de la société civile au sein du processus d’édiction des normes. On remarque donc que cet organisme peut donner son avis sur une loi, projet ou proposition, soit à l’initiative du Gouvernement ou du Parlement, soit de sa propre initiative. Mais ce n’est qu’un avis simple.

 

Le défenseur des droits. Egalement prévu au Titre XI bis de la Constitution, il est issu de la révision de 2008. Ses attributions rappellent fortement le Médiateur de la République. La loi organique relative à cet organisme est encore en discussion devant le Sénat (en première lecture actuellement). Le compte rendu du Conseil des ministre indique que ce dernier recoupera les attributions assurées par « le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité ». Il devra aussi collaborer avec la CNIL et la HALDE. On peut raisonnablement penser que le Défenseur sera à même de présenter un rapport chaque année, appelant de ses vœux une réforme, comme le fait le Médiateur.

 

La CNIL. La commission nationale de l’informatique et des libertés, instituée par la loi du 6 janvier 1978, est une autorité administrative indépendante qui contrôle les lois concernant son domaine d’attribution. Au fil du temps, c’est devenu un organisme crucial pour toutes les lois touchant de près ou de loin des données informatisées. Elle a incontestablement un impact sur la législation, et le Parlement ne peut éviter lors des débats de prendre en compte les observations éventuelles que pourrait avoir la CNIL sur le texte.

 

Il existe beaucoup d’autres organismes consultatifs qui peuvent avoir à connaître de lois, ou qui peuvent alerter les autorités sur l’opportunité de prendre une loi dans une matière donnée (la Halde par exemple). Egalement, chaque ministère possède des organismes, des conseils, qui peuvent avoir un rôle très important, comme le Conseil national de l’environnement, le Conseil national de la fonction publique, ou le Conseil national des transports.

 

Ces différents organismes ont une autorité extrêmement variable. Ils ne peuvent être qu’une manne d’information possible pour le Parlement, ou une étape obligatoire et déterminante pour le texte en délibération. Mais toujours, ils peuvent avoir un impact, soit sur l’opportunité de prendre une loi, soit sur son contenu.

 

 

B – L’action des lobbies

 


Les lobbies sont complexes à étudier. Il est d’abord notable que l’influence des groupes de pression sur le travail législatif existe. En revanche, il est nié. La France ne possède pas de législation en la matière. Et qui plus est, des problèmes de définition se posent sur ce qu’est exactement un lobby, un groupe de pression, ou un groupe d’intérêt.

 

Parfois pourtant, ces lobbies agissent sur la législation française au grand jour. Les « Grenelle » organisés par le Gouvernement leur permettent par exemple de s’exprimer dans leur secteur d’activité et de faire valoir leurs points de vue. Les lobbies peuvent également influencer tel ou tel parlementaire, en général le rapporteur du texte, afin de faire pencher la législation en sa faveur.

 

Egalement, l’action du lobbying peut avoir pour but de lancer un mouvement médiatique. Par influence de l’opinion, des lobbies peuvent ainsi essayer d’influencer un texte de loi.

 

Cette influence des lobbies sur le travail législatif est excessivement difficile à quantifier. Non seulement parce qu’elle peut être mal perçue, politiquement néfaste, et en plus parce que le peu de réglementation sur le sujet empêche de l’appréhender comme un phénomène à part entière.

 

La loi HADOPI par exemple est souvent citée comme l’archétype de la loi qui a subi énormément d’influence des lobbies, soit du disque et du cinéma d’un côté, soit des internautes et des droits des citoyens de l’autre.

 

 

 

Lobbying

 

 

Conclusion : Quid du législateur parlementaire ?

 


Au terme de cette étude, le Parlement apparaît comme dépossédé de la fonction législative. Il est vrai que les propositions de lois sont réduites par rapport aux projets. Il est vrai également que le pouvoir exécutif a l’ascendant sur le débat législatif. Il est vrai que le juge, lors de l’application des lois, peut remodeler la loi selon ses vues. Il est vrai que le Parlement est sujet à des pressions de par la société civile, ou peut avoir à recueillir l’avis de nombreux organismes.

 

Mais est-il pour autant écarté de la loi ? Le Parlement est-il en voie de disparition ?

 

Bien évidemment non ! Rappelons d’abord ce fait essentiel, celui par lequel notre étude a débuté : « le Parlement vote la loi ». Et quoi qu’il arrive, il est le seul à la voter. La loi sera toujours le texte voté par le Parlement. Elle sera toujours le texte qui permet « l’expression de la volonté générale ». Car effectivement, de toutes les composantes de la fiction juridique communément appelée « législateur », le Parlement est élu par le peuple. Il est le seul à être légitime.

 

Rappelons que le Parlement possède également des moyens d’action pour se faire entendre du Gouvernement. D’abord, l’article 49, alinéa 2 lui permet de déposer une motion de censure contre le Gouvernement. Cette procédure n’a cependant fonctionné qu’une seule fois, en 1962 contre le Gouvernement Pompidou. Le fait majoritaire empêche la majorité requise des 3/5e de pouvoir être réunie. Elle n’est plus que d’affichage politique (plusieurs auteurs considèrent que sa seule menace est déjà en soi un contrepouvoir efficace). Egalement, la Constitution révisée donne plus de poids au Parlement, dans l’ordre du jour, dans l’architecture même du jeu législatif (notamment, le texte débattu sera celui des commissions, ce qui est crucial). Aussi, les ministres seront auditionnés par les commissions parlementaires. Le Gouvernement se retrouve ainsi désormais bien plus en état de défense qu’en état de pilote du débat.

 

Concernant l’influence des juges, le Parlement a les moyens d’outrepasser leurs pouvoirs. En effet, une loi peut venir contredire l’interprétation d’un juge ordinaire (lois de validation par exemple, ou encore, une loi qui viendrait contredire le juge). Un texte de loi peut contredire une jurisprudence (unique exemple de résistance du Conseil d’Etat par rapport à une loi qui contredisait sa solution : l’arrêt du Conseil d’Etat de 2005, « Louis »). Concernant le Conseil Constitutionnel, il peut par une révision le désavouer (exemple en 1993 à propos du droit d’asile).

 

Le Parlement garde un monopole, et une forte influence. Mais il est indéniable que sa fonction législative a décru, et qu’elle peut être menacée à certains égards. Notamment, la qualité de la loi, l’inflation législative, et l’affichage législatif sont des écueils qu’il semble pour l’instant incapable d’éviter, peut-être parce que le texte de loi est soumis à trop de pressions contradictoires, au sein de cette amalgame d’acteurs que l’on nomme « législateur ».

 

Antoine Faye

 

 

Pour en savoir plus

 

 

Ouvrages généraux

 

 

R. Chapus, Droit administratif Tome I : Montchrestien, Paris, 2001, 15e édition.

 

S.L. Formery, La Constitution commentée, article par article : Hachette Supérieur, les Fondamentaux droit, 12e édition, Paris, 2008.

 

P.L. Frier, J. Petit, Précis de droit administratif : Montchrestien, Paris, 2006, 4e édition.

 

R. Le Mestre, Droit du service public : Gualino éditeur, Manuels, Paris, 2005.

 

M.C. Rouault, Droit administratif : Gualino Editeur, Manuels, Paris, 2005

 

B. Seiller, Droit Administratif, Tome 1 : Les sources et le juge, Flammarion, coll. Droit, Paris, 2005, 2e édition.

 

D. Truchet, Droit administratif : PUF, coll. Thémis Droit, Paris, 2008, 1ère édition.

 

J. Waline, Droit administratif : Dalloz, coll. Précis, Paris, 2008, 22e édition.

 

 

Concernant les rapports entre juges et normes :

 


F. Moderne, L’intégration du droit administratif par le Conseil Constitutionnel, in DRAGO Guillaume, FRANCOIS Bastien, MOLFESSIS Nicolas, La légitimité de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel : Economica, Etudes juridiques, Paris, 1999.

 

B. Seiller, Pourquoi ne rien voter quand on peut voter une loi inutile ? : AJDA, 3 mars 2008, p.402

 

M. Troper, La théorie du droit, le droit, l’Etat : PUF, Léviathan, Paris, 2001.

 

M. Troper (dir), Théorie des contraintes juridiques : Bruylant, La pensée juridique, Paris, 2005.

 

G. Vedel, Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d’Etat à la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, in Mélanges René CHAPUS : Montchrestien, 1992, p. 657.

 

 

Concernant la fonction consultative du Conseil d’Etat :

 

 

H. Belrhali-Bernard, Les avis conforme du Conseil d’Etat : AJDA, 23 juin 2008, p. 1181.

 

G. Drago, Fonction consultative du Conseil d’Etat et fonction de Gouvernement : de la consultation à la codécision : AJDA, 12 mai 2003, p. 948.

 

G. Gonzalez, Chaud et froid sur la compatibilité du cumul des fonctions consultatives et contentieuses avec l’exigence d’impartialité : RTDH n° 58, 2004, p. 365


 

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