Les droits de la défense à l’épreuve de la sûreté de l’État

  Le 5 mai 2017, la formation spécialisée du Conseil d’État en matière de renseignement a, pour la première fois, enjoint au ministre de la Défense d’effacer des données intéressant la sûreté de l’État[1].

Par cette décision, la formation, créée par la loi du 24 juillet 2015, a démontré sa capacité à assurer son rôle de gardien des droits fondamentaux, et ce en dépit de l’impératif de préservation de la sûreté de l’État.

I- Le renseignement, un contentieux hautement dérogatoire

 

     Si la loi du 24 juillet 2015 a considérablement élargi le champ d’intervention des services de renseignement, elle a en contrepartie instauré un double contrôle, administratif, et surtout juridictionnel.

Si le droit au recours a été concrétisé par la création d’une formation spécialisée au sein du Conseil d’État[2], le contentieux du renseignement reste marqué par le secret qui se répercute à tous les stades de la procédure et sur la motivation des décisions.

Les membres de cette formation ont donc la spécificité d’être habilités au « secret de la défense nationale » afin d’accéder aux informations classées et d’en contrôler la légalité. L’égalité des armes se trouve directement affectée, l’ensemble des pièces du dossier n’étant connu que de l’administration et non du requérant. Les parties sont alors entendues séparément.

Dans ce cadre, deux contentieux doivent être distingués : les requêtes tendant à l’annulation d’un refus de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de donner accès aux données contenues dans un fichier national, et celles contestant la légalité des techniques de renseignement préalablement contrôlée par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Dans sa décision du 5 mai 2017, alors qu’était contesté le refus de la CNIL, le Conseil d’État est revenu sur la spécificité du contrôle exercé. Tout d’abord, le juge, saisi d’une demande de rectification ou d’effacement d’informations erronées susceptibles de figurer dans un fichier classé, doit vérifier si le requérant y figure ou non, sans lui révéler.

Le juge vérifie que les données ne sont pas « inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées »[3], et que leur conservation, qui doit être proportionnée et adéquate, est en rapport avec les objectifs du fichier. Si ce contrôle est déjà opéré par la CNIL, le résultat de la procédure dépend essentiellement de la bonne volonté du responsable du traitement[4]. En l’espèce, la CNIL avait simplement informé le requérant qu’il avait été procédé à l’ensemble des vérifications « sans [lui] apporter d’autre information ».

Par ailleurs, si les décisions rendues en la matière sont publiques, comme toute décision de justice, elles ne peuvent révéler les éléments couverts par le secret défense, ce qui affecte directement leur motivation.

II- Une protection effective des administrés face à l’État ?

 

      Si le renseignement est un contentieux dans lequel la prévalence de l’intérêt général se manifeste avec ardeur, il n’est pas dénué de toute garantie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’article 1er de la loi du 24 juillet 2015 réaffirme l’importance du « respect de la vie privée dans toutes ses composantes ».

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 juillet 2015[5], a ainsi estimé que la conciliation entre la protection des droits fondamentaux et la sûreté de l’État n’était pas « manifestement déséquilibrée », notamment compte tenu du contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil d’État. Cette conception est similaire à celle retenue par la Cour EDH qui veille à la conciliation entre « la sauvegarde des droits individuels » et « les impératifs de la défense de la société démocratique »[6].

S’agissant plus particulièrement du droit au recours, les Sages ont souligné que « le Conseil d’État statue en toute connaissance de cause ». En effet, les membres de la formation spécialisée peuvent accéder à tout document nécessaire à l’exercice d’un contrôle de légalité autonome et impartial, sans être liés à l’appréciation de l’administration.

Cet accès élargi est une innovation majeure de la loi de 2015, puisque l’égalité des armes et le principe du contradictoire, principes cardinaux du procès administratif, n’ont jamais été absolus. Ainsi, le Conseil d’État, dans un arrêt du 11 mars 1955, Secrétaire d’État à la guerre c/ Coulon, a considéré qu’il n’appartenait pas au juge de discuter de documents dont la communication était exclue par « une prescription législative ».

Alors qu’une partie de la doctrine s’était réjouie de la sortie « de l’arbitraire »[7] du renseignement, elle attendait encore « la preuve d’un contrôle réel et effectif »[8]. C’est désormais chose faite, le Conseil d’État ayant pour la première fois, le 5 mai 2017, enjoint au ministre de la Défense d’effacer des données figurant illégalement dans le fichier de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense.

En cas d’illégalité, l’autorité gestionnaire a donc l’obligation de rectifier, de mettre à jour, voire d’effacer lesdites données. Le juge peut même décider d’indemniser le requérant. Néanmoins, en cas de rejet de la requête, le requérant se trouve bien désarmé dans la mesure où les décisions ne sont que peu motivées, celles-ci ne pouvant faire état d’éléments classés. L’absence de motivation sur le fond induit donc une prévisibilité limitée de ce type de décisions. La loi de 2015 prend alors le pari d’une confiance aveugle en la justice du Conseil d’État.

Si le contentieux du renseignement reste placé sous le sceau de l’asymétrie des relations entre l’État et les administrés, le Conseil d’État, par sa décision du 5 mai, s’est posé en gardien des droits individuels, afin d’éviter que la raison d’État ne soit qu’ « une raison mystérieuse inventée par la politique pour autoriser ce qui se fait sans raisons » (Saint Évremond).

 

Laure MENA

Article à retrouver  dans le Numéro Spécial Libertés fondamentales n°40, Juillet 2017.

[1] CE, n° 396669, 5 mai 2017.

[2] Article L. 773-2 du CJA.

[3] Article L. 773-8 du CJA.

[4] Voir : Loi du 6 janvier 1978 (art. 41), Décret du 20 octobre 2005 (art. 88).

[5] CC, n° 2015-713 DC, 23 juillet 2015.

[6] CEDH, n°5029/71, 6 septembre 1978, Klass.

[7] X. Latour, JCP 2016, n° 46, p. 1199.

[8] S. Gottot, AJDA 2017, p.581.

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