Fichiers de police : une nouvelle condamnation européenne qui devrait laisser des traces

Au début de l’année 2013, une communauté d’internautes se gaussait d’avoir piégé les services de police en se faisant révéler, par un simple appel, le contenu des relevés « STIC » de plusieurs rappeurs français célèbres[1]. Pour ce faire, les auteurs de ces « canulars » se faisaient passer pour des policiers en intervention, nécessitant en urgence les relevés « STIC » des intéressés. Le contenu de ces révélations était ensuite massivement publié sur Youtube, rendant les dérangeants renseignements accessibles à des millions de personnes. Triste ironie, alors que quelques rappeurs font de leurs déboires judiciaires et de leur délinquance passée un étalage conséquent.

Autre exemple ; le commissaire divisionnaire Patrick Moigne, chef de la brigade des fraudes aux moyens de paiement de la Préfecture de police de Paris, a été condamné des chefs de corruption et violation du secret professionnel pour avoir perçu près de vingt-deux mille euros en numéraire contre des consultations « sauvages » du STIC[2], [3].

Ces faits divers révèlent une des nombreuses problématiques du fichage policier, à savoir la protection de ces données.

Si contesté qu’il soit[4], le fichage policier participe d’une politique pénale sécuritaire mise en place depuis quelques années[5], mettant en péril certaines libertés fondamentales, consacrées tant au niveau constitutionnel que communautaire.

C’est au regard des libertés fondamentales que la Cour européenne des droits de l’Homme a ainsi condamné la France à l’occasion de l’arrêt Brunet c/ France du 18 septembre 2014[6], sanctionnant ainsi les dérives de l’utilisation du fichier STIC[7]. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale, pris isolément puis combiné à l’article 13 du même texte, consacrant le droit à un recours effectif, ont fondé la décision de la Cour.

I- Le STIC, le plus célèbre des fichiers méconnus

Le fichier STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées) est souvent confondu à tort avec le casier judiciaire.

Or, contrairement au casier, ce système de traitement de données n’est en aucun cas le reflet de la réalité judiciaire : le STIC répertorie de nombreuses informations concernant les individus entendus par la police à l’occasion d’une enquête[8].

Sur le relevé STIC d’une personne figurent notamment l’identité, les alias, la date etle lieu de naissance, la situation familiale, la filiation, la nationalité, l’adresse la profession la photographie[9] de la personne fichée, ainsi que la qualification juridique (établie par la police) et les circonstances des faits qui ont donné lieu à l’implication d’une personne en tant que mis en cause ou victime (date et lieu de l’infraction, mode opératoire, informations relatives aux objets[10]).

Dès lors, il est possible que la fiche STIC d’un individu mentionne plusieurs infractions pour lesquelles il est cité comme « mis en cause  » sans jamais avoir été déclaré coupable et donc condamné.

En effet, les personnes susceptibles d’être enregistrées au STIC sont toutes les personnes, sans limite d’âge, à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblables qu’elles aient pu participer, comme auteurs ou complices[11], à tout crime ou délit, ainsi qu’à de nombreuses contraventions de cinquième classe[12].

Les victimes de ces infractions sont également susceptibles d’y être fichées.

Le STIC fonctionne depuis 1994[13], pourtant son utilisation n’a été approuvée par la CNIL qu’en 1998[14].

Il fut ainsi officiellement créé par le décret n°2001-583 du 5 juillet 2001 « Portant création du système de traitement des infractions constatées ».

Le fichier STIC répond, selon ce décret et l’article 230-6 du C ode de procédure pénale, aux finalités suivantes : « faciliter la constatation des infractions à la loi pénale, le rassemblement des preuves des ces infractions et la recherche de leurs auteurs ». Ces finalités, qui peuvent justifier le maintien de mentions d’infractions au STIC dont les auteurs n’ont pas été condamnés, sont éminemment larges et peu précises.

Le décret du 5 juillet 2001 fut modifié à plusieurs reprises, sans que ces modifications n’apportent de garanties supplémentaires aux personnes fichées.

Le 31 décembre 2013, le décret du 5 juillet 2001 est abrogé, le STIC est remplacé par le TAJ[15] (Traitement des Antécédents Judiciaires), régi par les articles R. 40-23 à R. 40-34 du Code de procédure pénale.

Le TAJ obéit sensiblement aux mêmes règles et consiste en la fusion des fichiers STIC et JUDEX (l’équivalent du STIC pour la gendarmerie). En tant que fichier automatisé, il est également régi par les articles 230-6 et suivants du Code de procédure pénale.

Les demandes d’effacement et la rectification des mentions doivent être adressées au procureur de la République. En cas de décision de relaxe ou d’acquittement, les données sont effacées, sauf si le procureur en prescrit le maintien « pour des raisons liées à la finalité du fichier[16] ». En ce cas, la décision de justice sera mentionnée au fichier.

Lorsque les poursuites se soldent par un classement sans suite pour insuffisance de charges, il en est fait mention dans le fichier, sauf si le procureur de la République en ordonne l’effacement. Les nombreux autres classements sans suite sont mentionnés au fichier sans que l’infraction puisse être effacée. En cas de classement sans suite, les données ne peuvent être consultées dans le cadre d’une enquête administrative.

Dès lors, dans le cas des classements sans suites, le principe est la conservation des mentions, l’exception étant l’effacement, à des conditions strictes.

Les mentions enregistrées au TAJ sont en principe conservées vingt ans pour les majeurs, cinq ans pour les mineurs. La durée de conservation est allongée à quarante ans pour les majeurs impliqués dans certaines infractions au degré de gravité variable (du meurtre au vol avec arme en passant par l’abus de confiance)[17]. Par dérogation, selon les infractions, les mentions peuvent être conservées dix ou vingt ans concernant les mineurs.

II– La sanction de cette tendance sécuritaire par la Cour européenne

Les circonstances de l’affaire à l’origine de la condamnation de la France dénotent l’incongruité qui peut accompagner un fichage au STIC.

Le requérant était visé par une plainte déposée par sa compagne en raison d’une altercation survenue entre les deux concubins. Il fut placé en garde à vue et porta plainte à son tour contre sa concubine pour violences. Libéré, il fut convoqué pour une médiation pénale. Préalablement à celle-ci, les concubins écrivirent au procureur de la République afin de manifester leur désaccord avec la qualification de l’infraction reprochée au requérant, en particulier le caractère volontaire des violences. La médiation alla toutefois à son terme et la procédure fut classée sans suite. Le requérant fit bien entendu l’objet d’une inscription au STIC.

Il adressa quelques mois après les faits un courrier au procureur de la République afin de solliciter l’effacement de cette mention au STIC.

Huit mois plus tard, le procureur lui adressa une décision de refus d’effacement, au motif que la procédure avait fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que l’absence d’infraction ou la caractérisation insuffisante de l’infraction. Il était signalé au requérant que cette décision n’était pas susceptible de recours.

1- La jurisprudence de la Cour à l’égard de la protection des données personnelles

A l’occasion de l’arrêt Brunet c/ France, la Cour a rappelé sa jurisprudence quant à la protection des données personnelles, élément indispensable au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. A cet effet, la Cour indique que la législation interne doit être propre à ménager des garanties appropriées pour éviter toute ingérence disproportionnée, nécessité d’autant plus importante lorsque les données personnelles sont soumises à un traitement automatique et qu’elles sont utilisées à des fins policières.

Au titre de ces garanties, le droit interne doit autoriser la conservation des seules données pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités du fichier. En outre, le droit interne doit permettre de protéger les données personnelles des usages impropres et abusifs[18].

Afin d’apprécier le caractère proportionné de la durée de conservation des informations au regard du but poursuivi par leur mémorisation, la Cour tient compte de l’existence d’un contrôle indépendant de la justification de leur maintien, fondé sur des critères précis (gravité de l’infraction, arrestations antérieures ou toute autre circonstance particulière[19]).

La Cour rappelle qu’il lui appartient d’apprécier le risque de stigmatisation des personnes n’ayant été reconnues coupables d’aucune infraction et qui de ce fait sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence.

2 – L’arrêt Brunet c/ France

La Cour relève le caractère outrageant des informations répertoriées au STIC, du fait de leur attribut intrusif, en ce sens que ces données font apparaître des éléments détaillés d’identité et de personnalité en lien avec des infractions constatées, dans un fichier destiné à la recherche des infractions.

Afin d’éviter tout risque de stigmatisation, la Cour considère que le requérant ayant bénéficié d’un classement sans suite doit recevoir un traitement différent de la personne condamnée, concernant la durée de conservation des données. En dépit du fait que l’article 230-8 du Code de procédure pénale prévoit que dans une telle hypothèse le classement sans suite doit être mentionné sur la fiche STIC, la Cour relève qu’elle ignore si cette issue a effectivement été inscrite au fichier. En tout état de cause, la durée de conservation des données reste la même (vingt ans) et ne tient donc aucun compte du fait que la procédure ait été classée sans suite.

La Cour prend en compte l’absence de marge de manœuvre du magistrat chargé de statuer sur l’effacement des données inscrites au STIC. En effet, ce dernier est lié à cet égard par l’article 230-8 du Code de procédure pénale qui énonce que seules sont susceptibles d’effacement les infractions ayant donné lieu à un classement sans suite pour insuffisance de charges, à une relaxe ou un acquittement. Même dans ces cas, le procureur peut décider de conserver l’infraction tout en faisant mention de la décision de justice, s’il apparaît que la conservation des données est nécessaire en considération de raisons liées à la finalité du fichier. De ce fait, la Cour relève que le magistrat chargé de statuer sur l’effacement n’a pas la compétence pour vérifier la pertinence du maintien des informations concernées dans le fichier STIC, rendant son contrôle ineffectif.

Dès lors, la Cour considère que la limite de durée de conservation des données est excessive et assimilable à une durée indéfinie. En outre, les règles d’effacement des données ne permettent pas au requérant de disposer d’une possibilité réelle d’en demander l’effacement, entraînant une durée de conservation des données de vingt ans concernant une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné.

Ces éléments permettent à la Cour de conclure que la France a outrepassé sa marge d’appréciation en matière de conservation des données personnelles à des fins policières, en ce que le régime de conservation des fiches STIC ne permet pas d’établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. La conservation de ces données s’analyse par suite en une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée, et donc en une violation de l’article 8 de la Convention.

3- Les apports de l’arrêt

La Cour européenne opère une lecture réaliste et pragmatique des finalités du fichier STIC. En effet, les juges européens ont à juste titre mis en exergue la nécessité de distinguer le sort réservé aux personnes condamnées de celui réservé aux personnes ne l’étant pas.

Dans le cas d’espèce, la procédure ayant eu lieu à l’encontre du requérant s’est soldée par un classement sans suite, autrement dit par un arrêt des poursuites judiciaires. Or, ce classement sans suite a eu lieu après une médiation pénale et non du fait d’une insuffisance de caractérisation de l’infraction. Cet état de fait liait la décision du procureur, qui ne pouvait, en vertu des textes applicables, que refuser l’effacement de la mention.

La Cour condamne la rigidité de la loi française qui ne tient aucun compte des multiples cas de classement sans suite pour rendre possible l’effacement d’une mention destinée à être conservée pendant vingt ans, durée non seulement excessive en soi mais également identique à celle prévue pour les individus condamnés.

C’est à ce traitement « deux poids, une mesure » que les juges européens ont tenu à répondre, tout en insistant sur le caractère outrageant des mentions au STIC.

Il est à noter que, depuis les faits relatés dans l’arrêt Brunet c/ France, les requérants ont la possibilité de former un recours contre la décision de refus d’effacement des mentions au STIC, (dorénavant appelé TAJ) devant un magistrat ayant « les mêmes pouvoirs d’effacement, de rectification ou de maintien des données personnelles […] que le procureur de la République ». Ce recours n’est donc pas d’une grande utilité.

Si le Conseil d’Etat a admis que la décision du procureur de la République était un acte de gestion administrative susceptible de recours pour excès de pouvoir[20], aucune précision n’a été donnée quant aux éléments d’appréciation de la légalité de la décision.

4- Les évolutions jurisprudentielles souhaitables

La décision de la Cour européenne se limite aux circonstances de l’espèce dont elle a été saisie. Cependant le fichier TAJ couvre bien d’autres réalités préjudiciables aux personnes mises en cause ou condamnées.

En effet, lorsqu’une nouvelle infraction est inscrite au TAJ sans que le délai de conservation d’une précédente infraction soit expiré le délai de conservation le plus long s’applique aux données concernant l’ensemble des infractions pour lesquelles la personne a été mise en cause[21]. De ce fait, la durée de conservation peut être extrêmement longue, alors qu’il est possible que la personne n’ait été que mise en cause.

Le fichier TAJ peut constituer une entrave à l’insertion professionnelle des personnes mises en cause ou condamnées. En effet, les enquêtes administratives préalables, notamment à l’embauche de personnels de sécurité ou de personnels aéroportuaires, permettent de révéler le TAJ des candidats à l’emploi et de rejeter les candidatures si le TAJ n’est pas vierge[22]. Si ces enquêtes peuvent être légitimées par l’importance des enjeux quant à certains emplois, il ne semble pas opportun qu’elles puissent mener à une consultation du TAJ, notamment lorsqu’il s’agit d’activités de sécurité privée, surtout si les mentions ne correspondent à aucune condamnation.

Ces mentions réduisent alors les opportunités d’insertion ou de réinsertion de personnes désirant trouver un emploi stable et mener une insertion active.

En outre, les fichiers de police souffrent d’un manque d’actualisation et de rectification des données préjudiciables aux personnes fichées. En 2013, la CNIL déplorait les millions de fiches inexactes issues des fichiers STIC et JUDEX, qui ne seraient pas rectifiées avant leur fusion dans le fichier TAJ[23].

Le relevé TAJ peut apparaître dans les dossiers pénaux confiés à la Justice, et préjugent en sus du casier judiciaire du comportement délinquant d’un prévenu. En cela, il peut constituer une atteinte à la présomption d’innocence, d’autant plus injustifiée qu’il apparaît comme un complément du casier judiciaire concernant des infractions n’ayant pas mené à une condamnation.

Dès lors, il serait opportun que la Cour européenne soit saisie des problématiques spécifiquement liées à l’atteinte à la présomption d’innocence causée par le TAJ et par ses impacts négatifs sur la vie de la personne souhaitant s’insérer professionnellement, en limitant par exemple les personnels habilitées à consulter ce fichier et en cloisonnant son utilisation aux seules enquêtes de police judiciaire. L’Etat français devrait être enjoint de procéder efficacement et effectivement à l’actualisation des fichiers de police et aux rectifications nécessaires.

Les règles encadrant le fichier TAJ doivent être revisitées à la lumière des libertés fondamentales davantage qu’à travers le prisme de la peur et de la suspicion, afin que le droit au respect de la vie privée et le droit à l’oubli ne soient pas constamment retenus par le tamis du tout sécuritaire.

 

Jacques Dick

Elève-Avocat

 

 

[1]   http://rue89.nouvelobs.com/2013/01/03/recuperer-la-fiche-stic-dun-rappeur-simple-comme-un-coup-de-fil-238293

[2]   http://www.leparisien.fr/faits-divers/l-ex-commissaire-patrick-moigne-condamne-a-deux-ans-de-prison-ferme-16-05-2013-2808751.php

[3]   PICHON P. et OCQUETEAU F., Une mémoire policière sale : le fichier STIC, éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2010.

[4]   Id.

[5]   La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle du risque au gré des vents, C. Lazerges, RSC 2009 p. 689

[6]   CEDH, Brunet c/ France, 18 sept. 2014, n° 21010/10.

[7]HERVIEU N., « Le fichage policier sous les fourches caudines européenes », La revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés : http://revdh.revues.org/879

[8]   Décr. n°2001-583 du 5 juill. 2001 portant création du système de traitement des infractions constatées » : « lors de l’enquête préliminaire, de flagrance ou sur commission rogatoire, art. 1.

[9]Décr. 2001, précit., art. 4.

[10]Id.

[11] C. pr. pén., art. 230-7.

[12] C. pr. pén., art. 230-6 ; les contraventions de cinquième classe concernées sont celles qui sanctionnent « a) Un trouble à la sécurité ou à la tranquillité publiques, b) Une atteinte aux personnes, aux biens ou à l’autorité de l’Etat ».

[13] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000748/0000.pdf

[14] CNIL, délibération n°98-097 du 24 nov. 1998 : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCnil.do?oldAction=rechExpCnil&id=CNILTEXT000017653817&fastReqId=1473023153&fastPos=1

[15] Décr. n° 2012-652 du 4 mai 2012 relatif au traitement d’antécédents judiciaires

[16] C. pr. pén., art. 230-8.

[17]Décr. 2012, précit.

[18]        CEDH, M.K. c/ France, 18 avr. 2013.

[19] CEDH, S. et Marper c/ Royaume-Uni, 4 déc. 2008.

[20]CE, 17 juill. 2013, n° 359417, AJDA 2013.2032

[21] C. pr. pén., art. R. 40-27, I.

[22] http://www.cnil.fr/les-themes/police-justice/fiche-pratique/article/les-refus-dembauche-a-la-suite-denquetes-administratives/

[23] http://www.cnil.fr/linstitution/actualite/article/article/controle-des-fichiers-dantecedents-conclusions-et-propositions-de-la-cnil/

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