La requalification en contrat de travail suffira-t-elle à enrayer la rationalité économique ?

Par son arrêt du 4 mars 2020 (n° de pourvoi : 19-13.316), la Cour de cassation a rendu un arrêt requalifiant en contrat de travail la relation contractuelle entre une plate-forme numérique et un auto-entrepreneur. L’arrêt est d’autant plus retentissant que derrière la magie de l’ubérisation, la juridiction suprême permet d’exposer au grand jour la face sociale et cachée d’un modèle économique de tous les dangers.

I – LA RECONNAISSANCE INCONTESTABLE DU STATUT DE SALARIÉ

La Cour a débuté son analyse par une présomption simple (non-salariat) posée à l’article L. 8221-6-1 du code du travail. Elle a poursuivi en s’appuyant sur la définition du lien de subordination, telle qu’elle l’avait énoncée dans l’arrêt Société Générale (Cass. soc. 13 nov. 1996, n° 94-13187 ; Cass. soc. 28 nov. 2018, n°17-20.079).

Dans cette espèce, la Cour a constaté que le chauffeur est contraint d’adopter les conditions d’organisation de la plate-forme et obligé de s’inscrire au Registre des Métiers. Il ne constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport. La destination n’est pas connue du chauffeur, révélant ainsi qu’il ne peut choisir librement la course qui lui convient. Par ailleurs, à partir de 3 refus de courses, Uber peut le déconnecter temporairement. En cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques », le chauffeur peut définitivement perdre l’accès à son compte. Enfin, ledit chauffeur participe à un service organisé de transport dont la société Uber définit unilatéralement les conditions d’exercice.

Ces éléments de fait caractérisent l’existence d’un lien de subordination. Le statut d’indépendant est donc réputé fictif.

II – UNE JURISPRUDENCE PERTINENTE MAIS INADAPTEE AUX EMPLOIS DE DEMAIN

Une jurisprudence adaptée aux emplois d’aujourd’hui

On l’observe et on le mesure… Pour l’ensemble des travailleurs, salariés ou non, les conditions de travail évoluent.. La gig economy transforme les emplois et leur implantation. Pour les travailleurs de l’invisible qui relèvent de la logistique dite du dernier kilomètre, les requalifications et les dispositions de l’article L. 8221-6 du code du travail s’érigent en rempart et s’avèrent des plus protectrices.

Les travailleurs ubérisés notamment, peuvent alors bénéficier d’un régime d’ordre public, plus protecteur. C’est pourquoi les derniers arrêts de la Chambre sociale paraissent adaptés à un contexte marqué par les abus de rationalité économique ainsi que par les situations de forçage du consentement dont font l’objet ces travailleurs, supposés indépendants mais précarisés.

Une jurisprudence inadaptée aux emplois de demain

A la destruction-créatrice relevant de la nature des emplois exercés, s’ajoute une nouvelle substitution, relative aux cadres juridiques, qui ne s’avère pas pour autant prospectivement pertinente : la protection du contrat de travail de droit français est-elle adaptée à l’uniformisation planétaire du modèle économique ?

Ainsi qu’en témoigne l’arrêt du 4 mars 2020, s’ils peuvent à court terme permettre de protéger les travailleurs indépendants abusés, à long terme, ils révèlent une extraordinaire propension à devenir inopérants. Deux raisons permettent de l’affirmer :
– La plateformisation de l’économie par les géants du numérique (GAFAM, BATX) renforce la globalisation tout en se jouant des systèmes normatifs des États ;
– Les protections actuelles sont marquées par leur caractère inadapté aux modèles économiques en devenir. Construites sur la trame du salariat, elles requièrent des avancées que seule l’ingénierie juridique permettra de solutionner.

Dans l’attente, on observe que tel le cycle de l’eau, le cycle économique s’engouffre toujours vers les points bas. A l’image d’un barrage, il reste à espérer que la résistance du Juge suffira à réguler les contournements du droit, à défaut de pouvoir les stopper. La préservation d’un contrat social national en est l’enjeu.

Sandy-David NOISETTE
Docteur en Droit privé, agrégé d’économie et gestion

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