Le conflit Air France, miroir d’une évolution du dialogue social ?

Le 5 octobre dernier, en marge d’une réunion du comité central d’entreprise, des débordements éclatent au sein de la compagnie Air France-KLM au cours desquels des salariés s’en prennent physiquement à deux dirigeants du groupe, finalement évacués par des membres de la sécurité. Cette vive réaction des salariés du groupe fait suite à la décision de la direction d’adopter un plan de réduction de l’activité en 2017, intitulé « plan B », et prévoyant notamment des fermetures de lignes, y compris long-courriers, et 2 900 suppressions de postes(1).

Franck Rimbaud, directeur juridique du pôle social d’Air France, explique que ce plan B n’a été proposé qu’à défaut de conclusion d’un accord de réduction des coûts. La situation chez Air France est aujourd’hui préoccupante. L’entreprise se situe sur un marché mondial du transport aérien en compétition avec, sur le moyen courrier, des compagnies low-cost et avec, sur le long courrier, les compagnies des État du Golfe qui, pour la plupart, ne payent pas le pétrole.

F. Rimbaud fait un constat implacable : « aujourd’hui, sur le long courrier au sein d’Air France, qui est l’activité la plus profitable, on a 45 % des lignes que l’on exploite qui sont déficitaires. L’objectif annoncé est de réduire à 20 %. Nous sortons de six exercices déficitaires, avec des pertes cumulées qui dépassent les quatre milliards d’euros ».

Pour sortir de cette crise et redonner de la compétitivité au groupe Air France, F. Rimbaud évoque deux solutions : « soit on est capable de travailler sur tous nos coûts, la façon de fonctionner, sur l’informatique, mais aussi les coûts salariés, pour réussir en les baissant à ce que des lignes qui sont aujourd’hui déficitaires redeviennent bénéficiaires. Si nous ne sommes pas capables d’agir de façon suffisamment forte sur les coûts pour arriver à ce résultat, eh bien il faudra fermer les lignes les plus déficitaires et arrêter de les exploiter » (2).

Cette proposition n’a pas abouti, principalement à cause de l’opposition du syndicat des pilotes, le SNPL, très puissant. Ce syndicat met en avant une rupture du dialogue social au sein d’Air France, notamment à la suite d’un échec de la grève des pilotes l’an passé.

Mais qu’en est-il réellement ? Le PDG d’Air France, Frédéric Gagey, leur rétorque : « ceux qui disent qu’il n’y a pas de dialogue social se trompent. Nous avons signé 95 accords l’an dernier. Je ne crois pas que cette tradition ait été abandonnée » (3).

La situation actuelle d’Air France, reflet de l’état du dialogue social français ?

Une distinction importante semble devoir être opérée entre la réalité effective du dialogue social et la perception de ce dialogue social par la population française. En effet, selon un sondage, 82 % des français estiment que le conflit d’Air France reflète un dialogue social qui se dégrade en France (4).

Les faits montrent pourtant le contraire : selon Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du Travail, (5), « dans l’ensemble, les conflits baissent en intensité et en nombre. Les relations sociales dans l’entreprise sont de plus en plus matures, basées sur la négociation, aussi bien du côté des directions d’entreprises que du côté des syndicats ».

D’un point de vue juridique, le dialogue social n’a jamais été aussi présent en France, notamment à travers le développement de la négociation collective comme source du droit social concurrente de la loi. La négociation collective a fait l’objet ces dernières années de politiques et de réformes, dont les plus importantes sont la loi Auroux de 1982, la loi Fillon du 4 mai 2004 et la loi du 20 août 2008.

Le conflit chez Air France permet de mettre en lumière une distinction importante. La négociation collective est à l’origine conçue comme une discussion aux intérêts antagonistes alors que, de plus en plus, on envisage la négociation comme un dialogue. Ainsi, la dimension conflictuelle diminue dans l’appréhension de la notion mais peut réapparaitre dans les faits. Gérard Lyon-Caen (6) et Georges Borenfreud (2) font la différence entre participation conflictuelle et participation orientée essentiellement vers la neutralisation de ces antagonismes. Le terme dialogue social ne comporte pas cette dimension conflictuelle.

Au départ plutôt revendiqué par les syndicats, le droit de négociation collective, qui découle de l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946, est aujourd’hui brandi par le patronat. À l’instar du rapport Combrexelle, le patronat souhaite donner de plus en plus de place à la négociation collective. Si les négociateurs ne peuvent pas se substituer au législateur concernant les droits fondamentaux du droit du travail, le Conseil constitutionnel a reconnu que le législateur pouvait déléguer la mise en œuvre d’un certain nombre de lois et de dispositifs à la négociation collective.

Plus encore, dans certains cas, on passe d’une négociation conflictuelle à une négociation fondée sur la « coresponsabilité », par exemple dans le cadre des plans de sauvegarde de l’emploi ou des accords de maintien de l’emploi. S’il n’existe plus de rapport de force, peut-on toujours parler de négociation collective ? Peut-on toujours lui attribuer les mêmes vertus ? Le patronat, aujourd’hui, se saisit largement de cette possibilité. C’est une illustration de la réversibilité du droit du travail, notion largement abordée par G. Lyon-Caen dans son célèbre ouvrage « Le droit du travail, une technique réversible » (Dalloz, 1997).

Un dépassement possible des antagonismes au sein de l’entreprise ?

Irène Carbonnier, magistrate à la Cour d’appel de Paris, évoque le monde du droit social comme étant une sphère commune où tous les acteurs sont des partenaires. À l’aune de cette image, peut-on considérer qu’il existerait un intérêt qui transcende les intérêts historiquement antagonistes du patronat et du salariat ?

Certains auteurs pointent, dans ce sens, l’intérêt de l’entreprise : celui-ci permettrait de dépasser les intérêts de chacun et d’agir dans l’intérêt de tous les acteurs. Cette vision semble avoir le vent en poupe aujourd’hui. L’intérêt de l’entreprise serait une vision moins manichéenne du monde actuel, où les intérêts de tous peuvent se coordonner.

Néanmoins, comme le souligne G. Borenfreund, représentant de l’école de pensée Nanterroise, cette tendance conduirait non seulement à une profonde modification de l’essence même du droit du travail, mais aussi à une mutation du système juridique dans son ensemble.

Chloé Rossat

  1. Article Le Figaro Économie, 15/10/2015, « Air France calme le jeu, les pilotes sous pression ».

  2. Conférence des métiers Paris Ouest Nanterre, Franck Rimbaud, « Le juriste en droit social et RH ».
  3. Article Le Figaro, 22/10/2015, « Le front syndical se durcit chez Air France ».
  4. Sondage publié par Odoxa, le 09/10/2015, « Air France ».
  5. Extrait du sondage Odoxa, le 09/10/2015, « Air France ».
  1. Gérard Lyon-Caen (1919-2004), éminent Professeur de droit français, considéré comme l’un des fondateurs du droit social en France.

  2. Georges Borenfreund, Professeur à Paris Ouest Nanterre la Défense, spécialisé en droit du travail et auteur de nombreux articles de doctrine.

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