L’étendue de la liberté d’expression des salariés

La liberté d’expression des salariés n’a pas de caractère absolu et doit être mise en balance avec la préservation des intérêts de l’employeur. La Cour de cassation a eu l’occasion de se positionner sur l’étendue de cette liberté dans plusieurs arrêts rendus ces derniers mois.

« Les libertés publiques applicables à tout citoyen doivent entrer dans l’entreprise dans les limites compatibles avec les contraintes de la production »1. Pierre Auroux, ancien ministre du Travail, résumait ainsi l’équation nécessaire entre affirmation des libertés fondamentales des salariés au sein de l’entreprise et nécessité d’en définir les limites dans l’optique de préserver les intérêts légitimes de l’employeur.

Concernant la liberté d’expression, sauf abus, les salariés en bénéficient dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, et seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées.

La liberté d’expression des salariés n’a donc pas de caractère absolu. L’usage de cette liberté ne doit pas dégénérer en abus, à défaut de quoi le salarié s’expose à des poursuites disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement. De plus, l’employeur a la faculté, sous conditions, d’en limiter l’exercice au sein de l’entreprise.

La protection du salarié usant de sa liberté d’expression

La liberté d’expression, liberté fondamentale à valeur constitutionnelle, est principalement garantie par :

  • l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789

  • l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 04 novembre 1950

  • l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 12 décembre 2007

La liberté d’expression trouve une place toute particulière dans le domaine des relations de travail, « terre d’élection »2 des libertés fondamentales.

Le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci d’une liberté d’expression3, dont l’exercice est protégé ; le licenciement d’un salarié fondé sur l’usage par ce dernier de sa liberté d’expression étant nul car violant une liberté fondamentale4.

Au delà du droit général d’expression dont dispose les salariés au sein de l’entreprise, le Code du travail accorde une protection au salarié usant de sa liberté d’expression dans des hypothèses bien précises : lanceur d’alerte, dénonciation de faits constitutifs de harcèlement moral ou sexuel, dénonciation de faits potentiellement illicites, liberté d’expression des représentants dans les organisations syndicales au sein de l’entreprise…

La jurisprudence de la Cour de cassation accorde une place large à l’exercice par le salarié de sa liberté d’expression si ce dernier en use de bonne foi sans que son droit d’expression ne dégénère en abus et ne porte atteinte à la réputation, à l’honneur de l’employeur.

Les salariés doivent en effet pouvoir s’exprimer librement notamment à propos de l’amélioration de leurs conditions de travail ou de la situation économique de l’entreprise.

Par exemple, dans un arrêt du 19 décembre 2014, les juges ont considéré qu’une salariée qui avait envoyé un courriel au président de la société en exprimant simplement un désaccord sur certaines orientations et des pratiques qu’elle estimait irrégulières, sans faire aucune publicité du courriel, n’avait pas abusé de sa liberté d’expression5.

Il convient de souligner que la jurisprudence tient compte du contexte dans lequel les propos ont été tenus. Ainsi, il a été jugé que le fait pour un salarié de s’interroger, dans le cadre d’une situation de conflit (mouvement de grève) et par la voie d’un site internet revêtant un caractère quasiment confidentiel, sur le licenciement de l’un de ses collègues, sans que les propos incriminés soient injurieux ou vexatoires, n’excède pas les limites de la liberté d’expression6.

La sanction de l’usage abusif de la liberté d’expression

La Cour de cassation a une vision restrictive de l’abus dans l’exercice de la liberté d’expression qui n’est reconnu que lorsque le salarié a tenu des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs.

Constituent des propos injurieux toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait.7 La notion de propos diffamatoire se définit comme toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne auquel le fait est imputé8.

La Cour de cassation a eu l’occasion de rendre ces derniers mois plusieurs arrêts en matière d’abus par le salarié de sa liberté d’expression.

Constitue un abus à la liberté d’expression le fait pour un salarié de tenir des propos dans une lettre adressée au directeur de l’établissement accusant ce dernier de méthodes malhonnêtes, de pressions, d’intimidations et de menaces alors que la réalité des accusations du salarié ne résultait d’aucune des pièces versées aux débats9.

Il en va de même lorsque dans un courrier, un avocat salarié accuse d’incompétence et de malhonnêteté son employeur dans des termes virulents et excessifs, que n’appelle pas la lettre de l’employeur à laquelle il répond, et assure une publicité en transmettant ses lettres à des tiers10.

Ou lorsque dans un article paru dans un journal local, un salarié tient des propos revêtant un caractère injurieux et diffamatoire, constituant une atteinte à l’honneur en ce qu’elle laisse à penser aux lecteurs que les personnes en charge de l’association s’arrogent des avantages personnels, alors qu’il s’agit d’allégations non fondées11.

A noter que l’inexactitude des faits dénoncés n’emporte pas automatiquement reconnaissance d’un abus mais le salarié doit être en mesure de justifier d’éléments de preuve l’ayant conduit à tenir les propos litigieux.

De plus, la Cour de cassation tient compte des intentions du salarié dans l’exercice de sa liberté d’expression en retenant plus facilement l’abus si le salarié a diffusé ses propos à des tiers de l’entreprise dans l’unique intention de nuire à son employeur.

Les conditions d’une restriction de la liberté d’expression par l’employeur

Dans quels cas l’employeur peut-il a priori restreindre la liberté d’expression des salariés ?

Selon l’article 10 § 2 de la CEDH, « l’exercice de ces libertés (composantes de la liberté d’expression) comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, … à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles … ».

En application de l’article précité et du principe de proportionnalité codifié à l’article L. 1121-1 du Code du travail, la Cour de cassation juge qu’il ne peut être apportée que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir par le salarié et proportionnées au but recherché12.

Les mesures prises par l’employeur doivent avoir pour objectif d’éviter les abus pouvant nuire à la réputation, l’honneur de l’entreprise.

Par exemple, l’employeur peut empêcher les organisations syndicales ou les représentants du personnel de divulguer des informations qu’il juge confidentielles. Toutefois, il devra justifier de la légitimité de cette confidentialité, qui ne peut pas concerner l’ensemble des documents transmis, et la limiter dans le temps13.

Enfin, l’affaire « TF1 / PPDA » illustre les conditions dans lesquelles un employeur peut restreindre la liberté d’expression du salarié même après la rupture du contrat de travail14. Le présentateur du journal télévisé avait été licencié en juillet 2008. Une transaction avait été conclue en septembre 2008 qui prévoyait que PPDA s’interdisait de critiquer sa collaboration avec la chaine, de tenir des propos dénigrants pour une durée de 18 mois. Or, l’ancien présentateur avait publié un ouvrage le mois suivant violant les dispositions de la transaction. La Cour de cassation a validé la restriction faite à la liberté d’expression de l’ancien salarié au motif que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression pour préserver la protection de la réputation et des droits d’autrui dès lors que ces restrictions sont proportionnées au but recherché.

Romain TAFINI

1 P. Auroux « Les droits des travailleurs », Rapport au Président de la République et au Premier ministre, septembre 1981

2 JM Verdier, « En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme », Ecrits en l’honneur de Jean Savatier, PUF, 1992, p. 427

3 Cass soc 28 octobre 2014 n° 13-21320 

4 Article L. 2281-3 du Code du travail – Cass soc 28 avril 1988 n° 87-41804

5 Cass soc 19 décembre 2014 n° 13-19659

6 Cass soc 06 mai 2015 n° 14-10781

7 Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse

8 Ibid

9 Cass soc 28 octobre 2014 n° 13-21320

10 Cass soc 03 décembre 2014 n° 13-20501

11 Cass soc 05 mars 2015 n° 13-27270

12 Cass soc 08 décembre 2009 n° 08-17191

13 Cass soc 05 mars 2008 n° 06-18907

14 Cass soc 14 janvier 2014 n° 12-27284

 

Pour aller plus loin :

  • « La liberté d’expression du salarié », G. LOISEAU, Revue de droit du travail, 2014, p.396

  • « Liberté d’expression et respect de la vie privée : quel équilibre au regard de la Convention européenne ? », F. BURGAUD, Recueil Dalloz, 30 avril 2015, n° 16, 939

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