L’exception de l’entreprise défaillante en droit interne des concentrations économiques

La théorie de l’exception de l’entreprise défaillante permet d’autoriser une opération de concentration économique lorsque la cible de l’opération est en proie à de graves difficultés économiques.

Présentation de la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante

            « D’une manière générale, l’appréhension des concentrations par le droit de la concurrence pose deux sortes de problèmes. Les uns ont trait à la question classique des rapports entre l’économie et la règle de droit, les autres plus spécifiques, à l’adaptation des règles générales du droit de la concurrence à la notion ou, plus précisément, au phénomène de concentration entre entreprises »[1]. L’intégration de la théorie de l’exception défaillante en droit des concentrations correspond à la première branche du problème.

De la même manière que la théorie de l’effet de gamme[2], l’exception de l’entreprise défaillante (Failing Firm Defense ou rescue merger) est une théorie économique complexe. D’origine américaine[3], elle a d’abord été intégrée en droit antitrust de l’Union européenne par la Commission[4] et la Cour de justice[5], avant d’être transposée en droit interne par le Conseil de la concurrence[6].

On retrouvera ultérieurement la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante dans la doctrine des autorités antitrust américaines, européennes et françaises, qui ont respectivement procédé à la codification de cette pratique dans les Horizontal Merger Guidelines de 1992[7], le projet communautaire de ligne directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales de 2004[8] et le projet de lignes directrice relative à l’analyse des concentrations et aux procédures de contrôle de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de 2002[9].

            « L’exception de l’entreprise défaillante intervient dans le bilan concurrentiel, c’est-à-dire lors du premier temps de l’appréciation, avant le bilan économique et social. Elle permet d’autoriser une concentration dont le bilan concurrentiel est négatif lorsque la cible de l’opération connaît des difficultés économiques »[10]. Plus précisément, l’exception de l’entreprise défaillante « joue lorsque la création ou le renforcement de la position dominante affectant sensiblement la concurrence se produirait de toute façon du fait de la disparition inévitable de l’entreprise cible »[11]. Dans une telle situation, la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante veut que l’autorité antitrust autorise l’opération de concentration, alors même que celle-ci créerait ou renforcerait une position de force économique susceptible de dégrader la structure concurrentielle du marché.

« L’idée est que même si l’opération de concentration n’avait pas lieu, la situation concurrentielle serait dégradée puisque la cible et ses actifs sortiraient inéluctablement à court terme du marché et que l’entreprise acquérante récupérerait en tout état de cause la plus grande partie de la part de marché de l’entreprise défaillante. Dans de tels cas, la perte éventuelle de compétitivité sur le marché due à la faillite de la cible est équivalente à celle qui résulterait de la réalisation de l’opération de concentration. Il n’y a donc pas de lien de causalité entre la concentration et la détérioration de la structure concurrentielle du marché »[12].

 

 

Autorité Concurrence

 

L’intégration de l’exception de l’entreprise défaillante en droit interne des concentrations économiques

L’exception de l’entreprise défaillante en droit interne des concentrations d’entreprises se base sur trois critères dégagés par la jurisprudence de la Cour suprême et de la Cour européenne de justice, « à savoir que, premièrement, l’entreprise en difficulté ne pourrait pas survire sans l’opération de concentration, que deuxièmement il est prouvé que si l’entreprise disparaissait, les parts de marché qu’elle détient, échoiraient de toute façon à cet acquéreur, et troisièmement qu’il n’existe pas d’alternative moins anticoncurrentielle »[13].

La Haute juridiction administrative dans l’affaire SEB/Moulinex de 2004 ne fait que reprendre les trois critères précités : « s’agissant de la reprise, par un concurrent, d’une société en difficulté, [l’autorité de concurrence] doit autoriser l’opération sans l’assortir de prescriptions lorsqu’il apparaît au terme de ce bilan [concurrentiel] que les effets de cette opération sur la concurrence ne seraient pas plus défavorables que ceux qui résulteraient de la disparition de l’entreprise en difficulté, c’est-à-dire s’il est établi, en premier lieu, que ces difficultés entraîneraient la disparition rapide de la société en l’absence de reprise, en deuxième lieu, qu’il n’existe pas d’autre offre de reprise moins dommageable pour la concurrence, portant sur la totalité ou une partie substantielle de l’entreprise et, en troisième lieu, que la disparition de la société en difficulté ne serait pas moins dommageable pour les consommateurs que la reprise projetée »[14].

En l’espèce, pour annuler la décision du ministre de l’économie, le commissaire du gouvernement, Emmanuel Glaser, a fondé son argumentation sur les positions respectives de la Commission européenne[15] et de la Cour de Luxembourg[16]. Cet argument milite en faveur d’un rapprochement entre le contrôle français et le contrôle communautaire des concentrations d’entreprises. En accord, avec la position de la Commission dans l’affaire Kali und Salz, il a soulevé les nombreuses contradictions existantes dans l’analyse concurrentielle de la troisième condition du recours à l’exception de l’entreprise défaillante.

Dans ses conclusions, d’une part, le commissaire du gouvernement argumente notamment en faveur d’une reprise des actifs de Moulinex en cas de liquidation (étant donné que de nombreuses offres avaient été proposées par plusieurs grandes marques telles que Babyliss ou Philips) ; d’autre part, il souligne l’impact néfaste de la concentration sur les consommateurs du fait du renforcement du pouvoir de marche de SEB par l’acquisition de Moulinex. « Compte tenu du poids et du portefeuille de marques du nouveau groupe, la grande distribution ne pourra pas référencer ses produits et ne sera pas en état de s’opposer à une éventuelle politique de hausse des prix menée par Seb »[17].

En définitive, l’intégration de la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante constitue une remarquable illustration du dialogue entre le juge interne et les autorités spéciales de concurrence et les juridictions concurrentielles dans un ordre juridique mondialisé. De la même manière que la théorie des facilités essentielles, l’utilisation interne de l’exception de l’entreprise défaillante permet dans une moindre mesure de souligner une certaine convergence entre les droits de la concurrence à l’échelle européenne et mondiale.

 

Léo Genty

 

[1]   – BERLIN (D.), Contrôle des concentrations, Institut d’études européennes, Collection « Commentaire J. Mégret », 2009, 3e éd., p. 15

[2]   – Sur la question, v. VIALLARD (V.), Le critère substantielle des concentrations. Etude comparée des droits communautaire et américain, Paris, Dalloz, « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2007 p. 299

[3]   – International Shoe Co v/ Federal Trade commission, 280 US 291 (1930) ; Citizen Publishing Co v/ United States, 394 US 131 (1969)

[4]   – Com. CE, déc.,16 déc. 1993, Kali & Salz/MDK/Treuhand, 94/449/CE

[5]   – CJCE, 31 mars 1998, Kali et Salz, aff. C-68/94 et C-30/95, Rec. I-1375

[6]   – Cons. conc., Avis n° 02-A-07 du 15 mai 2002 relatif à l’acquisition d’une partie des actifs du groupe Moulinex par le groupe SEB

[7]   – Publiées sur le site de la Federal Trade Commission (FTC) : http://www.ftc.gov/bc/docs/horizmer.htm

[8]   – Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales au regard du règlement du Conseil relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, JOCE 5 févr. 2004, n° C 31/5, point 89

[9]   – Projet de lignes directrices relatives à l’analyse des concentrations et aux procédures de contrôle de la DGCCRF en date du 13 décembre 2002, point 3.2.7

[10] – NICNSKI (S.), Droit public des affaires, Montchrestien, Lextenso éditions, 2014, 4e éd., p. 163

[11] – Concl. GLASER (E.) sur CE, Sect., 6 févr. 2004, Société Royal Philips Electronic et autres, RFDA 2004.292

[12] – WINCKLER (A.), « La théorie de l’entreprise défaillante « Failing Firm Defense » : une renaissance dans la crise ? », RLC 2009/20

[13] – MASSON (A.), « La place du droit de la concurrence dans les procédures collectives à la suite de l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 février 2004 », CCC n° 10, Octobre 2004, étude 14

[14] – CE, Sect., 6 févr. 2004, Société Royal Philips Electronic et autres, RFDA 2004, concl. Glaser ; AJDA 2004.647, obs. Donnat et Casas ; RTD com. 2004, p. 260, obs. G. Orsoni

[15] – Comm. CE, déc., 3 févr. 1999, déc. N° 1999/674/CE, Rewe c/ Meinl, JOCE 23 oct. 1999, p.1, pour la première condition du recours à la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante ; Comm. CE, déc., 11 juill. 2001, déc. n° 2002/365/CE, BASF/Eurodiol/Pantochim, JOCE 17 mai 2002, p. 45, pour la troisième condition du recours à la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante

[16] – CJCE, 31 mars 1998, Kali et Salz, préc., pour la deuxième condition du recours à la théorie de l’exception de l’entreprise défaillante

[17] – GLASER (E.), concl. préc., p. 295

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.