L’impact de la transformation numérique sur le droit du travail

La question du temps de travail est l’une des considérations centrales du droit du travail ; elle le fut dès son origine et l’est encore aujourd’hui. Entre la loi du 22 mars 1841 limitant les durées quotidiennes et de fait, hebdomadaires, pour les enfants et la loi du 21 juin 1936 réduisant la durée hebdomadaire à 40h à raison de 8h par jour, près d’un siècle est passé. Entre cette dernière et le monde d’aujourd’hui, un autre siècle de constructions légales et d’évolutions des règles de droit (à défaut de progrès) aura bientôt fait son œuvre. Une œuvre qui suit l’évolution de la société plus qu’elle ne l’anticipe. À une période où l’évolution technologique est plus dynamique que jamais, le droit paraît parfois peiner à suivre les transitions économiques et sociales. C’est d’abord sur le cadre du travail que pèsent ces évolutions, brouillant les frontières traditionnelles d’un travail fait pour un temps donné dans un endroit donné. De ce brouillage émergent des risques psychosociaux auxquels le droit doit prêter oreille car c’est l’essence même de son existence que de préserver le travailleur des risques auxquels il est exposé.

Transformations numériques et cadre de travail

Le télétravail est défini par la loi[1] comme « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ». Par ailleurs, le gouvernement, en juin 2000, a précisé que le télétravail regroupait 4 types de pratique : à domicile, mobile, pendulaire et off-shore. 

L’utilisation croissante de ce dispositif est notamment justifiée par l’augmentation en nombre des tâches de nature intellectuelle. Ces dernières n’exigent pas que le salarié ait accès à des outils et machines fixes et coûteuses mais simplement à des programmes immatériels ne nécessitant qu’un accès au réseau internet. L’une des questions que pose cette situation est celle du contrôle par l’employeur du travail fourni par le salarié et conséquemment de son exercice du pouvoir disciplinaire. Il paraît donc nécessaire d’encadrer les possibilités de surveiller un salarié à son domicile. L’autre est celle d’un brouillage évident entre la vie privée et la vie professionnelle du travailleur impactant sur sa qualité de vie. Il semble assez inapproprié de faire d’un lieu de repos un lieu de travail et dans le même temps de priver le salarié de l’accès à un lieu de vie sociale primordial. La partage des tâches est l’une des bases de la coexistence et constitue le socle de la structure des sociétés humaines. Ce fait connaît déjà une prise en compte puisque l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail prévoit de palier l’isolement du télétravailleur par l’organisation de rencontres régulières avec sa hiérarchie et ses collègues.

Selon Yves Lasfargue, directeur de l’observatoire du télétravail : « les nouvelles technologies ont pulvérisé la notion de lieu et de temps de travail »[2]. Concernant le temps de travail, cette possibilité est consacrée en droit français par deux dispositifs principaux, les conventions de forfait et la modulation, lesquels peuvent être et sont appliqués au télétravailleur. La convention de forfait est une convention par laquelle l’employeur et le salarié s’accordent sur une durée de travail forfaitaire qui peut être établi sur différentes périodes: il peut être hebdomadaire, mensuel, annuel. Le forfait peut aussi convenir d’une rémunération globale pour l’ensemble des jours de travail effectué, on parle alors de forfait-jour. D’abord réservés aux cadres, les forfaits ont vu leur application récemment étendue aux non-cadres par la loi du 20 août 2008, extension qu’on peut lier à l’essor de l’emploi des nouvelles technologies dans le travail. Le rapport Mettling rappelle que ce dispositif a pu effectivement faire l’objet d’un usage abusif « régulièrement censuré par la Cour de cassation, que ce soit pour l’absence d’autonomie réelle des salariés ou pour non-respect des obligations de repos quotidien et hebdomadaire »[3]. La loi du 20 août 2008 permet, en l’absence de convention collective, de moduler la durée de travail sur une période supérieure de 4 semaines. La modulation peut de plus porter sur une période allant jusqu’à l’année si elle est prévue par accord collectif[4].

Les conséquences négatives de ces dispositifs sont nombreuses : perte de références dans le calcul du temps de travail effectif ; risque de passage – de retour – au travail à la tâche. Enfin, dans le cas de la modulation, difficulté à faire valoir l’accomplissement d’heures supplémentaires puisqu’il faudra passer par une moyenne globale du temps travaillé. Au-delà des dispositifs légaux, les nouvelles technologies permettent des situations de fait qu’il s’agit de traiter : selon une étude menée par Ipsos en Europe, 67% des travailleurs reconnaissent être sollicités en dehors des horaires professionnels. On peut, là aussi, déplorer un gommage des frontières classiques entre la vie privée et la vie professionnelle du travailleur puisque ; on assiste à une pénétration à la fois spatiale et temporelle du travail dans la sphère privée du travailleur à travers des mécanismes distinct.

Transformations numériques et vie au travail

La digitalisation a impacté l’organisation du travail (management, outils de travail) et cette nouvelle organisation favorise l’augmentation des risques psycho-sociaux : isolement du travailleur, délitement du collectif, montée de l’individualisme … À cet égard, le rapport Mettling préconise un encadrement du télétravail suivant deux axes : La clarification de la notion d’accident du travail d’une part et l’instauration de bonnes pratiques d’autre part. Plus précisément, il s’agit de prévoir une définition des jours de présence obligatoires et réguliers au sein de l’entreprise, de fixer des plages horaires pendant lesquelles il est possible de contacter l’encadrement et enfin, de partager des informations entre les membres des équipes pour que les télétravailleurs et les salariés sur leur lieu de travail soient au même niveau d’information.

En outre, l’augmentation des risques psycho-sociaux liés aux transformations numériques relance le débat sur la qualité de vie au travail. Selon l’ANI du 19 juin 2013, la qualité de vie au travail se définit comme les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir sur le contenu de celui-ci déterminant ainsi la perception de la qualité de vie au travail. En France, l’amélioration de la qualité de vie au travail prend trois directions : la diminution de la pénibilité au travail via la création d’un compte de pénibilité ; la diminution de la charge de travail des salariés et enfin favoriser le dialogue social dans l’entreprise via les institutions représentatives du personnel.

Qu’en est-il du droit à la déconnexion ? Le droit français n’est pas dépourvu de mécanismes pour protéger la vie privé du salarié, en témoigne le célèbre arrêt Nikon[5]. Cependant, ces protections ne semblent pas adaptées aux travailleurs numériques. En effet 82%[6] des cadres en forfaits estiment ne jamais être déconnectés de l’entreprise. Afin de préserver l’équilibre entre la vie privé et la vie professionnelle des salariés, le rapport Mettling préconise ainsi la création d’un droit et d’un devoir à la déconnexion. Pour exemple, il propose d’établir des plages horaires pendant lesquelles le salarié ne doit pas répondre aux demandes de son employeur par courriel. En effet il semble nécessaire de créer un devoir à la déconnexion pour protéger le salarié contre lui-même. Par ailleurs, certains auteurs considèrent qu’il faudrait aller plus loin en légalisant la déconnexion. La seule certitude est que conformément à sa fonction traditionnelle, le droit doit se charger d’établir un cadre à même d’assurer le respect des droits du travailleur.

Etienne Casas, Mathilde Chouvy, Clara Lefebvre et Charlotte KriefÉtudiants en M2 Droit social et relations professionnelles à l’Université Paris Ouest Nanterre

[1] Article L 1222-9 du Code du travail

[2] http://www.changerletravail.fr

[3] « Transformation numérique et vie au travail », Rapport de Bruno Mettling, Septembre 2015 p.19

[4] Article L 3122-2 du Code du travail

[5]Cass. Soc, 2 octobre 2001, n° de pourvoi 99-42942 

[6] Statistiques DARES

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