LPJ 17 / Activité et droit de la concurrence face à la crise

 

 


 

Maîtres Stéphane Hautbourg et Benoît Le Bret, avocats associés du cabinet Gide Loyrette Nouel à Bruxelles, ont bien voulu répondre à nos questions sur leur perception, comme  praticiens, de l’influence de la crise sur le droit et l’activité de la concurrence.

 


 

 

Le Petit Juriste : Quel a été l’impact de la crise sur l’activité en droit de la concurrence ?

 

S. Hautbourg et B. Le Bret : L’impact a été très fort sur le niveau d’activité, notamment sur les projets de concentrations qui sont rarement menés jusqu’à leur terme. Nous notons également une baisse des notifications à la Commission. Néanmoins, le nombre de fusion n’est pas nul. On a pu récemment voir de très grosses transactions, telles Sony c/ BMG dans le secteur de la musique. Seules les fusions de conquêtes, les créations d’empires, ont disparu. Quelques secteurs industriels dans lesquels beaucoup d’acteurs cherchent à se réunir sont encore dynamiques. L’enjeu est de répondre de manière plus efficace aux nouveaux défis lancés par la crise. C’est par exemple le cas de la téléphonie mobile avec la fusion Orange UK c/ T-Mobile, réalisée pour trouver de nouvelles synergies ou encore des activités minières avec l’opération suisse Glencore c/ Xsastra.

 

Les transactions sont souvent motivées par l’évolution du paysage réglementaire. La crise a un impact direct sur la régulation, notamment bancaire : des restructurations s’organisent afin d’accompagner l’évolution de la règle. L’agenda réglementaire génère donc un « agenda concentrations ». On constate une activité importante dans le secteur des transports, liée notamment à l’ouverture prochaine à la concurrence du transport ferroviaire de passagers.

 

Ailleurs, le rythme de l’activité a ralenti car les acteurs sont plus méfiants. Néanmoins, ceux qui sont riches sont toujours prêts à saisir la bonne occasion lorsqu’elle se présente. De plus, beaucoup d’accords de coopérations sont créés afin de générer des efficiences, la dynamique n’est donc pas à l’arrêt.

 

LPJ : La Commission s’est-elle montrée plus clémente face aux difficultés des entreprises ?

 

S. H. & B. L. B. : La Commission n’est pas moins sévère sur le fond mais plus souple dans ses procédures d’application, surtout pour les aides d’État octroyées dans le secteur bancaire. Elle s’est remarquablement bien organisée afin d’obtenir des réponses dans des délais très courts. Elle s’est adaptée et a, par exemple, recherché des bases juridiques dans le TFUE qu’elle n’avait encore jamais activées, notamment l’article 107, § 3 sous b) dans le cadre de l’examen d’aides grecques, qui prévoit la compatibilité de mesures normalement illégales en cas de risque grave d’atteinte à la situation économique d’un État membre.

 

Cette souplesse procédurale peut provoquer une frustration chez certains dirigeants d’entreprises hors secteur bancaire, qui sont las de la longueur des procédures de contrôle. Dans la continuité du chantier lancé par le précédent commissaire à la concurrence, Neelie Kroes, une discussion sur l’accélération des procédures en aide d’État a été engagée. Il serait avantageux de généraliser la souplesse procédurale inaugurée dans le secteur bancaire.

 

LPJ : Doit-on s’attendre à des perspectives nouvelles ?

 

S. H. & B. L. B. : Une rationalisation des sources écrites. Prenons l’exemple d’une PME dans une région pauvre se lançant dans une activité de recherche en matière environnementale : quatre ou cinq textes différents en aides d’État lui sont applicables. Une simplification des régimes, suivie d’une codification serait souhaitable.

 

crise

Source : comment7.wordpress

 

LPJ : Vous avez défendu une partie à l’affaire France Télécom, mesures financières, dont le pourvoi est actuellement devant la CJUE, dans laquelle la marge de manœuvre des États est en question. Quel en était l’enjeu ?

 

S. H. & B. L. B. : L’État français avait en 2002, laissé entendre à l’occasion de plusieurs déclarations plus ou moins générales et vagues, qu’il ne laisserait pas tomber France Télécom au cas où elle ne parviendrait pas à emprunter, afin de rassurer les marchés de capitaux. C’est la valeur juridique attribuée à ces déclarations informelles qui est au centre de l’affaire. L’État, face aux difficultés de financement de l’opérateur, a donc réagi de manière rationnelle avec un plan de refinancement : n’importe quel acteur privé l’aurait fait. Lorsque l’État est actionnaire, ce dernier peut-il se comporter comme n’importe quel actionnaire privé ? La Commission répond par la négative.

 

L’impact de déclarations visant à rassurer les marchés serait donc plus important quand elles sont faites par l’État. La Commission a eu une vision expansionniste de sa compétence. Elle s’est fondée sur l’avance d’actionnaire proposée in fine par le Gouvernement à France Télécom pour prouver l’existence d’un avantage économique, et sur les déclarations informelles de l’État pour prouver un transfert de ressources. Selon nous, une simple déclaration de l’État ne peut pas être qualifiée d’aide dans la mesure où il n’y a pas transfert de ressources étatiques. La « contamination » des conditions de marché par les déclarations est une thèse innovante de la Commission, dont on a l’impression qu’elle-même doute de la solidité.

 

La Commission pose une muselière à l’État : chacune de ses déclarations devrait être assortie de réserves. À notre avis, elle va trop loin. Si l’on transpose ce raisonnement à toutes les politiques intervenues lors de la crise financière afin de rassurer les marchés, la Commission aurait dû traiter des centaines de cas supplémentaires.

 

La CJUE doit rendre sa décision avant ou après l’été, on verra alors quelles conditions elle impose pour considérer qu’une déclaration a, ou non, un caractère d’aide d’État.

 

LPJ : Faut-il traiter les échanges d’information, potentiellement pro concurrentiels, de façon plus libérale ?

 

S. H. & B. L. B. : Il est très difficile d’apprécier ex ante les effets d’un échange d’information. La Commission reconnaît que c’est souvent bénéfique, cependant ces échangesprésentent également des effets négatifs. L’analyse se fait au cas par cas.

La jurisprudence a établi, dès lors que 3 ou 4 mesures sont prises, une présomption d’efficience qui permet d’accepter les échanges d’information. Or, au regard des Lignes Directrices, la Commission considère qu’une collusion tacite peut être favorisée. C’est peu compréhensible pour le client, il faudrait des règles plus claires sur la question.

 

LPJ : De certaines affaires naît l’impression que la Commission prend plus rarement en compte les risques de coordination horizontale que certaines autres juridictions, à l’instar des autorités américaines…

 

S. H. & B. L. B. : Les États-Unis sanctionnent largement les manquements extraterritoriaux. Par exemple, dans l’affaire BOC c/ Air Liquide de 2006, un risque de collusion due à l’existence d’un joint-venture entre les parties en Asie a été identifié du côté américain alors qu’il ne l’a pas été du côté européen.

 

L’Europe se décomplexe par rapport à l’extraterritorialité. Pendant longtemps, le but premier de la politique de concurrence était la réalisation du marché intérieur, il fallait donc garantir l’application d’un droit uniforme au sein de son territoire. Aujourd’hui, l’Europe sanctionne d’avantage les manquements extraterritoriaux.

 

Dans le cadre des fusions horizontales, conformément à ses Lignes Directrices, la Commission distingue entre les effets coordonnés et non coordonnés. La Commission vérifie si la concentration résulte en augmentation des risques de coordination entre les acteurs. Elle a effectué récemment, dans l’affaire T Mobile c/ Orange UK, une analyse de marché portant sur le risque d’effet coordonné au Royaume-Uni après la disparition de l’opérateur 3-UK.

 

LPJ : La coopération entre entreprises peut être un moyen pour elles de faire face aux difficultés actuelles, notamment en matière de R&D. Les exemptions de l’article 101, § 3 TFUE sont-elles plus souplement entendues ?

 

S. H. & B. L. B. : Non, mais peut-être au niveau du calcul de l’amende. La Commission exprime la volonté de maintenir l’effet dissuasif des amendes et ne se montre pas plus tolérante qu’avant en matière de partage d’informations, mais elle tient compte des circonstances financières de l’entreprise : selon le cas, l’amende peut être modérée. Il s’agit d’adaptations ad hoc. La Commission est plus pragmatique sur ce point qu’auparavant.

 

LPJ : Comment le droit de la concurrence s’est-il adapté aux bouleversements du secteur bancaire ?

 

S. H. & B. L. B. : Les travaux continuent à la Commission. On note un impact lié à la restructuration des marchés et un autre aux modifications du paysage réglementaire. Enfin, les grosses transactions peuvent se terminer par un avis négatif de la Commission. Ce fut le cas de la récente tentative de rapprochement des sociétés de services boursiers NYSE-Euronex et Deutsche Börse. On peut penser que la Commission voulait éviter le renforcement de la position d’une entreprise déjà verticalement intégrée, ce qui est conforme à son habitude. Cette fusion avait pourtant été acceptée aux États-Unis. Mais il est plus facile pour le DoJ américain d’accepter une concentration dont les effets anticoncurrentiels risquaient d’être plus forts en Europe… Le droit de la concurrence est souvent un instrument juridique au service d’une politique économique.

 

LPJ : Ce qu’il faut retenir ?

 

S. H. & B. L. B. : Suite à la crise, on note moins de concentrations, une meilleure procédure en aides d’État et peu d’effets de crise sur les cartels. La question se pose toutefois de savoir si des cartels de crise encore inconnus se sont formés : il est toujours plus facile d’être amis que de se faire la guerre, surtout lorsque beaucoup d’acteurs économiques se trouvent dans une situation difficile.

 

 

Lucien MIDOT

Meryl HAGGEGE

Anouk FALGAS

Simon ENGLEBERT


 

Pour en savoir plus


Vers le Dossier du mois du LPJ n°17 : Activité et droit de la concurrence face à la crise


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